Les Damnés d’Ivo van Hove et autres utilisations de la vidéo sur scène
Alors que le FC Bergman jouait la semaine dernière à La Villette son spectacle JR, installation monumentale avec une place importante laissée à la vidéo, la Comédie-Française reprend actuellement et jusqu’au 2 juin Les Damnés, d’après le film de Luchino Visconti, spectacle d’Ivo van Hove où la vidéo, aussi, a un rôle fondamental.
Le centre de la scène est nu, jusqu’à ce qu’on y dresse une grande table, comme pour un dîner prestigieux. Côté jardin, au bord de la scène, les acteurs se préparent, à moins que ce ne soient, déjà, les personnages qui s’apprêtent à rejoindre la fête. S’il faut se pencher ou alors être très mal placé pour bien voir « en vrai » les acteurs se maquiller et se costumer à l’extrémité de la scène, plusieurs caméras, suivant les personnages déjà en jeu et dont la vidéo, montée en direct, est projetée sur un écran au-dessus de la scène, permettent de voir l’action. Le procédé est aujourd’hui habituel au théâtre. Lorsque Ivo van Hove a créé Les Damnés à la Comédie-Française en 2016, la vidéo en live commençait à imprégner les scènes. Elle est aujourd’hui partout. Du collectif FC Bergman à Cyril Teste, de Julien Gosselin à Christiane Jatahy, le théâtre a rarement été aussi vidéophile.
Des écrans, partout
Pourtant, lorsque la technologie vidéo est apparue et s’est popularisée, permettant de projeter très simplement des images sur un écran, sans la lourdeur technique du cinéma, elle fut utilisée d’abord pour projeter de courtes séquences filmées et montées au préalable, comme une ouverture du huis clos théâtral vers un ailleurs. Mais quelques années plus tard, une nouvelle norme tend à s’imposer : filmer en direct les actions se jouant sur scène. Montée en live, cherchant abondamment le gros plan (ce qui remet par ailleurs en question le jeu de l’acteur, vu dorénavant à la fois de très près et de très loin), l’esthétique de ces images rappelle bien souvent la sitcom ou le soap opera – formats télévisuels réalisés dans des conditions similaires. Bien sûr, tout est question de décor : dans Joueurs | Mao II | Les Noms de Julien Gosselin ou dans JR du FC Bergman, l’ultraréalisme de la scénographie fait que, si l’on ne regarde que l’écran, on pourrait (presque) oublier le théâtre. À l’inverse, d’autres metteurs en scène cherchent moins à faire illusion, et la vidéo comme celle utilisée par Ivo van Hove dans Les Damnés, si on la regarde seule, évoque davantage le Dogville de Lars von Trier (et son décor minimaliste) qu’une série Netflix.
Histoire et parabole
Il faut dire qu’il aurait été abscons d’adapter au théâtre le film de Visconti en proposant une image ultraréaliste. L’une des forces potentielles du théâtre est que le message d’une pièce n’est jamais parasité par la nécessité de réel. Le propos des Damnés (la chute d’une famille corrompue par le désir de pouvoir) a effectivement une portée universelle, mais dans le film de Visconti, il est d’abord et avant tout lié à un moment historique particulier, l’avènement du nazisme. Dans la mise en scène d’Ivo van Hove, on connaît le contexte historique : il y a des rappels à travers des projections et les dialogues y font référence, mais l’on n’est pas enfermé dans l’Histoire. La scénographie est fonctionnelle et métaphorique, mais ne fixe pas de période particulière. Quant aux costumes, s’ils évoquent dans leur coupe des vêtements d’époque, voire des uniformes nazis, on ne voit pas le sigle des SS ou autre élément qui évoquerait explicitement et uniquement le nazisme. Il ne s’agit donc pas de porter à un vague universalisme, comme le ferait la mise en scène d’un classique en costumes contemporains, mais de forcer le spectateur à voir plus loin. De lui raconter un bout d’histoire qui pourrait aussi être une parabole.
Ce terrible visage
Et c’est là que la vidéo prend tout son sens. Car la tragédie de l’Histoire qui emporte les personnages se dessine dans leurs visages. Quand la photographie et plus tard le cinéma apparurent, la première révolution fut de pouvoir voir des visages d’inconnus de très près, ce que le théâtre, spectacle d’ensemble, ne permettait pas. Et ce qu’avait compris Thomas Vinterberg dans son film Festen, cherchant toujours la réaction des personnages à travers les gros plans, Ivo van Hove le réitère au théâtre : les grandes tragédies, les terribles drames ne se mesurent jamais aussi bien, émotionnellement, que dans les visages qui se crispent, se tendent, se pétrifient. Ainsi, contrairement peut-être au FC Bergman ou à Julien Gosselin, la vidéo chez Ivo van Hove n’a rien de cinématographique. Au contraire, permettant de voir simultanément le champ du détail sur l’écran et celui de l’action générale sur la scène, elle rappelle que le théâtre est surtout, loin du réalisme, le spectacle des émotions.