Deux fois Desplechin au théâtre
Dans les théâtres publics parisiens, l’hiver 2020 est celui d’Arnaud Desplechin. Le cinéaste est en effet doublement à l’affiche : en tant qu’auteur, à l’Odéon, du Conte de Noël qu’adapte sur scène Julie Deliquet, et en tant que metteur en scène, à la Comédie-Française d’un Angels in America, le classique moderne de Tony Kushner. Passage en revue.
Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin, mise en scène de Julie Deliquet
Quelques mois après avoir triomphé sur les planches de la salle Richelieu avec Fanny et Alexandre (autre passage de l’écran à la scène, nous vous en parlions ici), Julie Deliquet embarque son Collectif In Vitro sur la grande scène, bifrontale, des Ateliers Berthier de l’Odéon pour une adaptation très théâtrale du film de 2008, dans lequel une famille roubaisienne se retrouve pour la première fois depuis longtemps réunie pour Noël.
Au cinéma, les dialogues volontiers littéraires de Desplechin pouvaient sonner « théâtraux ». Les plus attachés au naturalisme lui en ont souvent fait le reproche. Mais ils avaient l’avantage de résonner, de décupler, comme par écho, la force des mots qu’on savait toujours parfaitement choisis. Ainsi, inutile de crier ou de souligner par le jeu : l’animosité des personnages entre eux s’exprimait suffisamment par le vocabulaire. Et tous pouvaient se détester allègrement, avec le sourire et les bonnes manières. Mais l’histoire du théâtre nous a habitués à entendre le texte. Tant, parfois, qu’il est difficile de l’écouter vraiment. Si, au cinéma, la norme est celle de dialogues au plus proche de la vie de tous les jours, où l’écriture s’efface, tendant à l’illusion d’une parfaite improvisation, au théâtre, l’habitude des « classiques » (au sens large, de Shakespeare à Feydeau, en passant par Racine et Musset) a forgé dans nos oreilles de spectateurs les codes du texte écrit, comme partie essentielle du « pacte » de l’illusion dramatique. Et il faut croire que tous les efforts de révolution du théâtre contemporain et de l’écriture de plateau n’ont pas réussi à changer cette règle tacite. À l’écran, la langue de Desplechin se remarque, car elle est exceptionnelle, rare. Au théâtre, elle est tout à fait ordinaire. Ce qui était « artificiel » au cinéma devient ici presque naturel, et perd ainsi son intérêt. Impossible ainsi, au théâtre, de donner à cette langue la force qu’elle a au cinéma. Julie Deliquet s’est peut-être trompée en croyant si facilement à la puissance théâtrale de la langue desplechienne (qu’elle ira même jusqu’à qualifier d’« excessivement théâtrale » dans le dossier de presse). Finalement, cette écriture des dialogues est plus intrinsèquement cinématographique qu’il n’y paraît. Mais, y voyant absolument du théâtre, Julie Deliquet essaye, avec son spectacle de tendre tantôt vers Shakespeare et son sens du tragi-comique, tantôt vers Tchekhov (dont elle avait déjà adapté Oncle Vania) et sa mélancolie en famille. Mais tout sonne un peu creux. Pourtant, on aurait bien envie de les accompagner, ces personnages, que les acteurs campent parfaitement, faisant oublier toute comparaison avec les comédiens du film. Ce n’est pas leur faute, mais il faut qu’ils crient, qu’ils soulignent leur malheur, leur désarroi, leur tristesse, ne serait-ce que pour nous la signifier. Mais rien n’y fait. On ne comprend pas pourquoi ceux-là se détestent tellement, et ceux-ci cachent leur amour… Alors, l’intérêt se perd.
Angels in America de Tony Kushner, mise en scène d’Arnaud Desplechin
Pour son retour à la Comédie-Française, trois ans après sa mise en scène du Père de Strindberg, Arnaud Desplechin s’attaque à un monument du théâtre américain contemporain : Angels in America de Tony Kushner, qu’il fait entrer par la même occasion au répertoire de l’institution de la place Colette.
Avec une durée rétrécie de trois heures avec entracte, le spectacle de Desplechin paraît presque court pour une pièce dont les nombreuses précédentes adaptations nous ont habitués à des représentations de plus de cinq heures. Pour un metteur en scène nous ayant familiarisés à des films longs (Comment je me suis disputé… dure trois heures, Un conte de Noël, deux heures trente), ce condensé peut surprendre. Si le nombre impressionnant de scènes s’enchaînant (plus d’une quarantaine) fait que chacune d’elle est assez courte, l’ensemble ne dessert pas la fresque, au contraire. Angels in America suit les destins entrecroisés de plusieurs personnages homosexuels frappés par le SIDA dans l’Amérique de Reagan et de Bush père. Par un savant jeu de coupes, le metteur en scène choisit les histoires à mettre en avant. On se concentrera ainsi d’abord sur Roy Cohn, puissant avocat new-yorkais, homme de l’ombre du Maccarthisme et des années Reagan, qui cache son inavouable attirance pour les hommes – un personnage que l’interprétation sidérante de Michel Vuillermoz réussit à rendre aussi détestable qu’émouvant. C’est autour de lui que graviteront les autres personnages, chacun connecté de manière directe ou indirecte à cet affreux héros. Il y a Joe Pitt, jeune mormon, républicain convaincu, qui a honte de son homosexualité et la cache par son mariage avec Harper, jeune femme en dépression, dont l’usage immodéré de Valium ne fait qu’augmenter les troubles psychotiques. Il y a aussi Prior, atteint du SIDA, abandonné par son compagnon à qui la vie avec la maladie est trop effrayante pour être surmontable. Errant dans New York, Prior a des visions : il voit des anges, l’appelant à devenir un prophète.
Le fantastique très présent dans le texte de Kushner (plusieurs personnage sont en proie à des phénomènes surnaturels, Prior, Harper et Roy – rappelons que la pièce originelle est sous-titrée Une fantaisie gay sur des thèmes nationaux) sont ici ramenés à une interprétation plus littérale : les visions sont représentées davantage comme des hallucinations, dues à l’usage de médicaments ou à la maladie. Cette volonté réaliste dans l’interprétation est en phase avec l’esthétique cinématographique du spectacle. En effet, le Angels in America d’Arnaud Desplechin ressemble à un film. Ou plutôt, dans le sens noble du terme, à une série : une multitude de personnages, des lieux récurrents et des scènes qui s’enchaînent rapidement. Il faut bien sûr rappeler que Tony Kushner lui-même avait adapté sa pièce en série, en 2003, pour HBO. Mais ce n’est pas tant l’influence des nombreuses adaptations, y compris audiovisuelles du texte qu’un sens aigu du montage, tant dans la sélection du texte que dans l’enchaînement scénographique, qui fait toute la force de la mise en scène d’Arnaud Desplechin. Pendant les trois heures de spectacle, jamais on ne s’ennuie. Cette fresque nous happe, et l’entracte nous tient en haleine, même s’il ne s’agit pas vraiment d’un récit à suspense. Mais il y a chez Desplechin la volonté, qui rend hommage au travail de Kushner, également scénariste de cinéma, de porter un cadre, de dessiner des personnages et de nous raconter une histoire.