Succès actuel dans la capitale, la mise en scène de Catherine Hiegel du classique de Marivaux séduit. La langue de l’auteur bien sûr, riche et féconde. Mais aussi l’énergie du spectacle, de la direction d’acteurs, et du beau jeu de cartes déployé par des interprètes au service de leur art.
Comédie en trois actes parue et jouée pour la première fois en 1730, Le Jeu de l’amour et du hasard est l’un des fleurons du théâtre de Marivaux avec La Double inconstance, Les Fausses confidences, La Fausse suivante et les deux Surprise de l’amour. C’est une mécanique précise sur l’étude du sentiment naissant, du coup de foudre, et la construction en miroir d’un jeu de dupes auquel tout le monde se fait prendre. Toujours aussi fort sur le rapport des classes et le déterminisme social. Constat sans appel, cruel : chacun reste entre soi, et on se reconnaît comme étant du même sérail social, même quand on se travestit. Pourtant l’aristo reconnaît en pincer pour celle qu’il croit être la servante, et s’annonce prêt à braver les diktats de son rang, afin de déclarer publiquement son amour pour elle. Idem pour les serviteurs, croyant craquer pour ceux de la haute, qui préviennent comme ils peuvent qu’ils ne sont pas ce qu’ils jouent à être, et que le « tombage » de masques risque de faire mal.
On rit beaucoup. Mais parfois le rire est jaune, car la souffrance de la soumission sociale, politique, patriarcale, est là, tapie derrière le brio éblouissant de la langue marivaudienne. Catherine Hiegel pousse ses interprètes dans l’énergie et l’intensité de l’incarnation. Assumant la part comique, virevoltante, physique, comme la part bouleversante du sentiment qui remue, travaille, et pousse à sortir de soi. La comédienne ici seulement metteuse en scène retrouve le Théâtre de la Porte Saint-Martin, où elle monta ces dernières années Molière pour Le Bourgeois gentilhomme et Les Femmes savantes. Elle insuffle un tempo bien balancé à sa troupe. Et quelle troupe ! Elle a su assembler une affiche alléchante, en combinant des tempéraments et des énergies éclectiques, qui envoient ici leurs ondes tempétueuses. Si la circulation des corps fonctionne bien dans l’espace scénique, avec un jardin au premier plan, et une terrasse coursive au second, sas entre l’intérieur et l’extérieur, le décor est simpliste et le gazon en plastique fade. Dommage de n’avoir pas transcendé la pièce et ses interprètes par un environnement plus singulier, plus affirmé.
Le nerf du spectacle reste le flux que le public reçoit, de toutes ses voix et corps agités par les chassés-croisés. Le quatuor Silvia – Dorante – Lisette – Arlequin brille grâce à des solistes qui y vont. Clotilde Hesme vibre puissamment de ses sentiments mis à mal, face à Nicolas Maury qui efface la préciosité habituelle de son jeu, au profit d’une autorité inédite. Dans la peau des serviteurs qui suivent leurs maîtres, Laure Calamy et Vincent Dedienne crépitent. Lui, « belmondesque », assume les cascades verbales et sentimentales avec fantaisie. Elle, livre une interprétation de haute volée, alternant plusieurs niveaux de jeu, entre la servante, et la servante jouant à la maîtresse, entre l’amour soudain, le plaisir de la feinte, et la blessure de se sentir flouée. Sa maestria des gestes, positions, déplacements et modulations vocales propulse le spectacle. Un régal.