J’ai aimé vivre là de Régis Sauder

Une odyssée à visage humain

Rares et précieux sont les films qui vous invitent à vivre l’expérience intime de soi dans la rencontre à autrui, surtout lorsqu’ils sont habités par les mots d’une femme écrivain, Annie Ernaux. Solaire, tendre, lumineux, le film est une déambulation poétique et charnelle, où l’expérience de la rencontre se fait à travers une ville nouvelle, Cergy-Pontoise, dans la respiration du quotidien, dans ces chemins de traverse comme dans les voix qui se racontent. C’est une véritable carte du Tendre que nous offre le cinéaste, où l’utopie est visage humain. Un récit choral, où le sensible est politique.

Il y a un mystère bouleversant dans le titre du film, c’est l’usage du
 passé composé...

Pour moi, c’est un passé au présent, un passé qui est le point de départ de cet amour-là, qui perdure. D’ailleurs, le titre se retrouve très vite dans le film. Annie Ernaux, dans un de ses livres, a expliqué combien son arrivée à Cergy fut surprenante, où petit à petit elle y a trouvé sa place, et combien elle a aimé vivre là. Cet amour est toujours là, et en même temps il contient déjà sa trace.

Il y a un double jeu dans le titre, que se partagent tous les
protagonistes du film. Ce film est le fruit de trois ans de travail,
dans un lien très fort à Annie Ernaux. On a trouvé ensemble la
possibilité de sa propre place dans le film et de son image. Je dois
dire qu’elle n’aime vraiment pas être filmée. D’ailleurs, au début du
film, elle me le dit : « le don que je vous ai fait ».

J’étais très honoré de pouvoir mettre en dialogue ses textes et, en
même temps, je ressentais une grande responsabilité. Car je sentais
que c’était peut-être l’une des dernières fois où on allait pouvoir la
filmer. Quelle place lui trouver ? Avec cette exigence qu’elle a
toujours eue, celle d’être une parmi d’autres.

Le film est porté par le désir de la voir et de la revoir, de nourrir
aussi cette envie de retrouver tous les autres. C’est un film qui est
porté par beaucoup d’histoires souterraines qui ne sont pas livrées,
d’absences qui sont très présentes pour moi, car c’est la vie en dehors
du film, où j’ai perdu des êtres chers. Je me disais que si on pouvait
tous avoir cette ultime pensée : « J’ai aimé vivre là », à l’endroit
où on est, parce qu’on a pu être accueilli, et où on a pu trouver une
place. Il y a quelque chose qui me rassure dans ce projet collectif.

Annie Ernaux est à la fois une ombre, une silhouette, une apparition,
une voix. Elle est aussi tous les personnages du récit, bien plus 
lorsqu’ils vivent que lorsqu’ils la lisent. Eux, c’est aussi elle,
c’est ce nous collectif. Comment un homme du Nord qui vit à Marseille 
a-t-il pu entrer en résonance avec l’œuvre d’Annie Ernaux et la ville
de Cergy dans le Val-d’Oise ?

Ma sœur a beaucoup lu ses livres, ensuite mon épouse, c’est par elles que j’ai découvert son œuvre. C’est aussi tout le travail sur mon film Retour à Forbach qui s’est fait dans un sillon creusé par l’œuvre d’Annie Ernaux et par celle du philosophe Didier Eribon.

La spécificité d’Annie, c’est qu’elle s’adresse à vous de façon très intime. Quels que soient votre sexe ou votre condition, on a le sentiment d’être dans une relation presque exclusive de reconnaissance. C’est d’ailleurs ce qui fonctionne aussi avec les protagonistes du film. Quand le texte circule, à un moment, chez chacun d’entre eux il y a un saisissement et une reconnaissance. Ils ont tous le sentiment que ce sont leurs voix, leurs existences, leurs territoires, et ce à travers les textes d’Annie Ernaux. Ces jeunes filles sont effectivement des
fragments de la jeunesse d’Annie Ernaux. Les hommes comme les femmes
sont tous une partie d’elle, et inversement. Si on prend la trilogie La Honte, Une place et La Femme, dans chacun de ces livres, elle met des mots sur des choses qui sont en nous.

Lorsque Retour à Forbach est sorti en salle en 2017, je devais animer une rencontre au cinéma Utopia à Saint-Ouen-l’Aumône, près de Cergy. Elle est venue voir le film et l’a beaucoup apprécié. Elle a d’ailleurs par la suite écrit un texte pour le supplément DVD du film. À la suite de cette séance, elle m’a donné rendez-vous à 15 h 00. Je la retrouve et elle m’a dit avoir visité Forbach grâce à mon film, et qu’à son tour elle se propose de me faire visiter Cergy, où elle vit depuis quarante ans. Elle m’a emmené d’un lieu à l’autre, j’étais dans mes petits souliers. Cette rencontre était inouïe. Par cette mise en scène chorale de la ville, sans que je le réalise sur le moment, elle m’avait invité à faire un film.

Le film s’est construit sur des échanges, avec la circulation des textes. Ce don dont elle parle au début du film relève de cette interaction entre ses mots et les images filmées, où quelque chose du politique se construit. Cergy, je l’ai découvert à travers elle, mais c’est aussi un film réparateur de mon expérience de Retour à Forbach, une histoire lourde, qui a produit de la souffrance. Grâce à Annie, j’allais vers une ville nouvelle qui se construisait à partir des gens qui venaient s’y installer. Il se trouve que ma mère, qui travaillait à la douane, partait pour la première fois du domicile conjugal pour venir à Cergy suivre un stage de mise à niveau informatique. Lorsqu’elle revenait, j’avais en tête plein d’images futuristes ; c’était du temps de Goldorak, le jeune gamin que j’étais imaginait une ville ultramoderne. Lorsque j’ai découvert Cergy, j’ai vu tout autre
chose.

J’ai aimé vivre là de Régis Sauder. Copyright Shellac Films.
Votre film témoigne d’une force politique d’une grande noblesse, où
chacun se déploie dans le don comme dans la présence...

Je suis un intrus dans cette ville où l’on m’accueille et me tend la main. C’est une balade dans un espace public ; c’est un film sur ce qui nous réunit, sur ce que l’on a en commun. C’est un choix éminemment politique de filmer la ville comme ça, de mettre au premier plan la question de cet amour. C’est ce qu’offre le cinéma, de mettre en scène la possibilité d’une utopie, ce qu’il en persiste et ce qui peut nous faire tenir debout pour créer des espaces où on peut trouver sa place, sans être assigné à un statut social.

J’ai aimé vivre ici est aussi le portrait sensible d’une société française profondément nourrie par ses multiples cultures, qui toutes font la France moderne.

Quand on découvre Cergy, on découvre aussi ce qui traverse la ville et la transforme profondément, à savoir la patinoire, qui est au cœur de la ville, non loin de la préfecture. Cette patinoire, avec la présence de ces réfugiés, dans l’espace public et partagé, avec toutes ces origines qui se confondent, qu’Annie convoque et invite d’ailleurs dans un de ses livres. Elle vient de Normandie, elle se retrouve à Cergy, où les croisements sont la réalité.

Cette séquence de la patinoire est le cœur du film ; il y a un basculement dans la dramaturgie. Mais l’utopie se joue aussi à cet endroit-là. Il y a Nadia. Cette travailleuse sociale résume le chemin du film. Elle se retourne vers la patinoire en convoquant l’image d’elle enfant patinant à cet endroit-là ; elle nous fait le récit de la transformation de ce lieu et elle est submergée par une émotion. On ne sait pas vraiment si c’est l’émotion de ce souvenir qui rejaillit, ou la confrontation de son souvenir avec notre réalité, notre quotidien. Cette violence qu’elle accompagne tous les jours. Nadia trace un pont entre le passé et le présent, avec ce choix qu’elle a fait de tout abandonner pour être à cet endroit-là. D’une certaine manière, Annie Ernaux a tout abandonné d’une vie sociale parisienne pour faire le choix de venir vivre à Cergy. Je dois ajouter que, pour elle, la question de l’accueil et du soutien est très importante dans sa vie. Trouver une place. Raconter son histoire, pour chacun et d’autant plus pour ces réfugiés. Raconter pour trouver sa place, savoir accueillir après avoir été accueilli. On a besoin d’accueillir, c’est ce projet qui me tient à cœur. Il faut entendre le récit et garder une trace.

J’ai aimé vivre là de Régis Sauder. Copyright Shellac Films.
Pourriez-vous nous parler de votre collaboration avec le chef-opérateur Tom Harari ? La lumière nimbée et délicate participe de
votre projet, comme si vous vouliez aussi respecter la photogénie des
lieux comme des personnes. Plusieurs scènes extérieures du film m’ont
fait penser au travail du photographe Jacques Henri Lartigue...

L’autre don du film, c’est d’avoir pu travailler avec Tom Harari, immense chef-opérateur qui avait fait l’image d’Onoda d’Arthur Harari. C’est la première fois que je travaille avec un chef-opérateur ; habituellement, je m’en charge, mais il me semblait important de filmer avec suffisamment de distance et de lumière. Lorsqu’on est seul à l’image et à la réalisation, le premier mouvement est de se
rapprocher. Or là, justement, le fait de pouvoir travailler avec Tom, c’est pouvoir épouser le paysage, c’est faire en sorte que cette ville puisse complètement entrer dans le cadre, que ces personnages puissent s’inscrire dans ces paysages et qu’on puisse capter leurs trajectoires, que cela produise du sens et qu’on puisse mettre en scène ces croisements. J’avais besoin de respiration dans le cadre. Ce goût de la mise en scène a nécessité cette collaboration à l’image, ça m’a libéré sur toute une dimension de la mise en scène et de l’usage du je. Le pique-nique de la famille d’Anis au bord de l’eau s’inscrit dans la filiation d’un déjeuner sur l’herbe, bien évidemment, avec
toute la délicatesse de la lumière. Nous en parlions en amont avec Tom, qui compose le film de manière très picturale, avec une lumière irisée et une attention aux dominantes. C’est un film rosé-vert, qui est dans la chaleur des peaux, des couleurs. On a beaucoup réfléchi à la mise en scène de l’architecture, le rapport paysage construit et urbanisme, entre le béton et les arbres. Pour avoir le sentiment d’arpenter la ville et dans le même temps, prendre du recul pour pouvoir l’observer.

Ce travail de mise en scène permet aussi l’émergence du trésor qu’offre le réel lorsque, au pique-nique, le jeune garçon dit à sa mère : « Permets-moi de t’interrompre, mais j’ai envie de vivre là. »

Régis Sauder est né en 1970 à Forbach et vit aujourd’hui à Marseille.
Après des études de neurosciences, il s’oriente vers le cinéma
documentaire. Il réalise de nombreux films, dont trois longs-métrages
sortis en salle. Il a également réalisé des installations pour le
théâtre et les musées.

2017 Retour à Forbach
2012 Être là
2011 Nous, princesses de Clèves
2009 Je t’emmène à Alger
2008 L’année prochaine à Jérusalem
2004 Avortement, une liberté fragile

Annie Ernaux est née en 1940 à Lillebonne en Normandie. Après des
études de lettres à Rouen, elle a enseigné à Annecy, dans la région
parisienne et au Centre national d’enseignement à distance. Elle est
agrégée de lettres. Elle vit à Cergy dans le Val-d’Oise. Elle est
l’auteur de quinze livres chez Gallimard. Elle a reçu le prix Renaudot
en 1984 pour La Place. En 2005, Les Années lui a valu une
reconnaissance critique unanime. Ses œuvres ont été réunies dans la
collection Quarto en 2011. En 2017, le prix Marguerite Yourcenar lui a
été décerné pour l’ensemble de son œuvre.

Extraits des ouvrages d’Annie Ernaux
Journal du dehors © Gallimard, 1993
La Vie extérieure © Gallimard, 2000
Les Années © Gallimard, 2008
Écrire la vie © Gallimard, 2008