Créée par la réalisatrice Ava DuVernay et le joueur de football américain Colin Kaepernick, cette formidable mini-série entre documentaire et fiction expose de l’intérieur ce qu’être un jeune homme noir veut dire, aujourd’hui en Amérique. Engagé et indispensable.
Colin Kaepernick est ce joueur de football américain ayant refusé ostensiblement, sur le terrain en 2016, de se lever pour l’hymne national. Il s’opposait en cela aux comportements racistes et aux violences policières de son pays. À l’expiration de son contrat de quarterback des 49ers de San Francisco, il n’a toujours pas retrouvé de poste à ce jour et a intenté un procès pour boycott à la NFL (National Football League), qui s’est soldé par un accord financier confidentiel. Il a décroché un énorme contrat publicitaire pour Nike et créé une maison d’édition dédiée aux textes issus des minorités ainsi qu’une plate-forme pour faire valoir les droits des personnes de couleur. Il est devenu l’une des figures militantes incontournables du mouvement Black Lives Matter. Voilà pour le contexte. Colin in Black & White/Colin en noir et blanc est une formidable série en six épisodes de 30 minutes, entre documentaire et fiction, dont le personnage principal et narrateur n’est autre que Kaepernick.
Cocréateur du programme avec Ava DuVernay (Selma, la série Dans leur regard), le jeune homme de 34 ans apparaît à l’écran, charismatique et frontal, pour narrer et commenter son adolescence d’hier. Celle de Colin, bébé métis adopté quelques jours après sa naissance par un couple de Blancs, Teresa et Rick Kaepernick (Mary-Louise Parker et Nick Offermann, épatants). Colin grandit à Turlock, petite ville très monochrome de Californie, et développe un talent pour tous les sports, principalement le base-ball, qui devient sa carrière assignée, alors qu’il ne rêve que de football, arguant du fait qu’à ce jeu il se sent vraiment lui-même. Ce personnage, auquel le jeune Jaden Michael apporte un merveilleux mélange de candeur et de joie, nous le voyons grandir, affirmer son unique désir de devenir quarterback (que ses coachs désapprouvent, mais que ses parents soutiennent) et prendre, parfois très cruellement, conscience de sa différence.
Ce qui monte en lui peu à peu sous notre regard est de l’ordre d’une colère légitime face à des comportements racistes, d’autant plus insupportables qu’ils sont distillés « mine de rien ». C’est une femme tenant un stand de crème glacée gratuite, qui ferme les yeux sur tous les jeunes gens venant à l’évidence se faire resservir pour la deuxième ou troisième fois, et qui refuse ce droit à Colin. Ce sont tous ces Blancs bien intentionnés, qui, voyant Colin auprès de ses parents blancs, leur demande si « tout va bien, Messieurs-dames ? », comme si ce jeune Noir était forcément un fâcheux, voire un agresseur potentiel. C’est ce directeur d’hôtel, qui lui susurre, paternaliste, qu’il fait partie « des gentils » et renvoie les autres « jeunes, noirs et bruyants » à leur statut de « Thugs/voyous ». C’est madame Kaepernick, femme de bonne volonté, soutien aimant et indéfectible de son fils, qui pourtant ne pose sur la cheminée la photo de Colin lors de son bal de fin d’année que lorsqu’il y est accompagné d’une jeune fille au teint de lait…
Le dispositif adopté tient du docufiction et du tract engagé, du coq-à-l’âne joyeux et intelligent. Le Colin d’aujourd’hui regarde celui qu’il fut sur un écran géant, qui parfois se transforme en diorama — ces mises en scène de musée, où des événements historiques ou moments de la vie quotidienne sont représentés par des mannequins grandeur nature (ici, les comédiens, bien sûr). Cette belle idée évite l’aspect binaire des documentaires avec reconstitution. Affirmant la dimension militante (dès le début, c’est un tableau de marché aux esclaves qui vient se mettre en regard de la façon dont les sportifs sont jaugés, mesurés, pesés). Elle permet des passages fluides du présent au passé, offre la possibilité de visualiser les exemples à l’appui du récit (sortant de l’ombre les noms d’hommes et de femmes ostracisés, manipulés, regardés avec condescendance), et ménage des interactions entre les deux Colin.
C’est constamment inventif, malin, pop, rapide et brillant.
Isabelle Danel