L’infinie guérison

Entretien avec Alejandro Jodorowsky autour de Psychomagie, un art pour guérir

À l’affiche depuis le 2 octobre, Psychomagie, un art pour guérir offre une expérience cinématographique hors du commun et permet de découvrir l’art thérapeutique inventé par Alejandro Jodorowsky. Né de son cheminement, la psychomagie, par la prescription d’actes inédits, apprend à la raison à parler le langage des rêves afin de dissoudre les blocages nichés dans l’inconscient et libérer le consultant. Conversation avec un artiste de génie, audacieux et humaniste.

 

Qu’est-ce qui, dans l’approche de Psychomagie, un art pour guérir, distingue ce film du documentaire au sens classique du terme ?

Un documentaire est un document et concerne quelque chose de révolu, appartenant au passé. Ce que je propose avec Psychomagie, un art pour guérir est une expérience : la guérison opère devant les spectateurs. Pour employer une métaphore, c’est à peu près la même différence entre une omelette que tu apportes à un client et une omelette que tu fais devant lui. Là, on va faire une omelette. Dans un documentaire, on te l’apporte et on t’explique comment on l’a cuisinée.

Auriez-vous pu réaliser ce film plus tôt ?

Non, car c’est le fruit d’une longue recherche, que j’ai d’abord entreprise en réalisant des actes poétiques qui n’étaient pas thérapeutiques et qui le sont devenus peu à peu. L’acte poétique a pour but de procurer la sensation du sublime. L’acte thérapeutique, lui, a pour objectif de guérir des problèmes psychologiques – mais pas des maladies, que seuls les médecins peuvent soigner. Ce qui n’empêche que les médecins peuvent guérir leurs patients en utilisant des placebos, qui s’apparentent à des actes de psychomagie.

Dans votre biographie, La Danse de la réalité, vous évoquez un épisode de votre vie : lorsque vous vous apprêtez à rencontrer la guérisseuse mexicaine Pachita, vous ne vous habillez pas avec vos vêtements ordinaires et vous glissez dans votre poche un morceau de viande cru, car vous appréhendez cette rencontre. Est-ce ainsi qu’est née la psychomagie en vous ?

Oui, je m’étais aussi fait faire une fausse carte d’identité, car j’avais peur de Pachita ! La psychomagie prend sa source dans mon expérience vécue aux côtés de Pachita. Elle était chaman, magicienne. Comme tout intellectuel de mon époque, je méprisais tout ce qui était populaire : la sorcellerie, la magie, etc. Au Mexique, le marché de la superstition était énorme. Pachita était un génie de la superstition, de la magie, des placebos. Par curiosité, je suis allé la voir. Et j’ai vécu des expériences formidables, qui m’ont donné des idées. Pachita soignait des personnes qui croyaient, et moi, je soigne des personnes qui n’ont pas besoin de croire pour guérir. Pachita m’a marqué aussi par son discours : elle me disait qu’elle ne sauvait pas les gens, mais qu’elle les aidait à se réaliser.

Ces actes que vous prescrivez sont le fruit de votre pratique artistique et de vos rencontres…

Pas seulement artistique, mais aussi philosophique et encyclopédique. Je ne suis pas un naïf, j’ai passé ma vie à lire et à étudier.

Votre cinéma est traversé d’actes psychomagiques, comme en témoignent les extraits de vos films précédents tissés à celui-ci. Le fait de réaliser des films comme vous le faites est-il un acte psychomagique en soi ?

Réaliser Psychomagie, un art pour guérir est un acte de psychomagie, y compris dans son fonctionnement économique. Le cinéma est une industrie dont le but suprême est de fabriquer de l’argent et dont le roi est le producteur. Pour ce film, la première chose à faire pour moi était de me passer de producteur, car un acte psychomagique est un acte artistique libre. Sans liberté, il n’y a pas d’art véritable. Ce film a pu se réaliser grâce à 10.000 contributeurs via un crowdfunding. Il m’a fallu dix ans pour bâtir, sur Facebook, Twitter et Instagram, une communauté de gens convaincus que la vie est la recherche du sublime, de la vérité, de la beauté et de la bonté. Ce fonctionnement me permet d’être libre. Dans ce film, je me suis libéré du producteur unique, des acteurs et du directeur de la photographie, qui, lui aussi, se comporte souvent comme une star. C’est ma chère épouse, Pascale Montandon-Jodorowsky, qui signe les images de mon film. Comme nous sommes reliés l’un à l’autre, je n’avais pas besoin de lui donner des ordres. Un seul geste discret, une main posée sur le dos, et elle me comprenait. Elle se faisait invisible et utilisait une petite caméra, ainsi éliminions-nous toute l’artillerie habituelle du cinéma non nécessaire pour ce projet. Je me suis aussi éliminé moi-même en tant que directeur d’acteur ! Il s’agissait là de filmer des sentiments vrais. La seule chose avec laquelle je pouvais agir, c’étaient les insinuations dans mes conversations avec les gens. Ainsi je fais du cinéma sans les poncifs qui lui sont liés. J’ai aussi éliminé les décors fictifs. Tout est vrai dans ce film et tout cela constitue un acte psychomagique en soi. Quant aux consultantes et consultants qui venaient de loin, le fait de payer, grâce à l’argent du crowdfunding, leur voyage, leur hébergement à Paris, leurs costumes pour réaliser leurs actes, tout cela participe aussi à leur guérison et fait partie de l’acte psychomagique.

Alejandro Jodorowsky et Pascale Montandon-Jodorowsky. Photo : Timothée Lestradet.
Dans Psychomagie, un art pour guérir, les actes que vous prescrivez sont cinématographiques, et parfois même spectaculaires. Comment avez-vous sélectionné vos consultants pour ce film ?

J’ai reçu des gens qui me demandaient de l’aide. J’ai écouté leurs histoires, dessiné leur arbre généalogique, puis, leur problème cerné, j’ai inventé l’acte psychomagique et leur ai proposé de le réaliser. J’ai ainsi pu sélectionner des personnes dont l’histoire m’inspirait un acte qui était cinématographique. Car certains actes ne le sont pas. Et certains sont visuels, mais simples, comme celui que je prescris à une femme âgée en dépression à la fin du film : je lui ai fait comprendre qu’elle était égoïste et qu’elle ne savait pas donner aux autres. Alors je lui ai proposé d’aller nourrir un arbre au Jardin des Plantes près de chez elle pendant vingt et un jours. Je sais qu’aujourd’hui, elle est plus apaisée dans la maison de retraite où elle se trouve. Comme c’est quelqu’un qui a suivi mes cours de tarot autrefois, je lui ai suggéré de le lire aux gens autour d’elle pour les aider à son tour.

Le fait que ces actes soient filmés influe-t-il sur leur efficacité ? Cela fait-il partie de l’acte en lui-même ?

Toute personne qui se sait filmée change et ne peut avoir des sentiments vrais. Sauf lorsqu’elle oublie la caméra. Il était donc primordial pour ce film que le dispositif soit discret. La sensibilité de Pascale derrière la caméra offre un regard bienveillant au consultant et cela participe à sa guérison, car la personne ne sent écoutée et considérée. Ce regard-là a permis que ce qui était filmé soit des sentiments vrais, et non fabriqués par le cinéma. D’où le fait que ce film est une expérience inédite.

Avez-vous déjà connu des cas d’échec avec un acte de psychomagie ?

On ne peut pas raisonner ainsi. Un acte n’est pas comme une œuvre d’art dont on peut espérer qu’elle connaisse le succès. Un acte est gratuit, et ça, c’est essentiel. Aucun transfert ne peut opérer avec le thérapeute, comme avec un psychanalyste. Rien ne m’oblige à être un sauveur. Je donne un acte et les gens font ce qu’ils veulent. Mais s’ils le réalisent, il faut qu’ils le fassent scrupuleusement, à la lettre près. Même si c’est une chose folle. C’est un conseil qui vient de mon inconscient et qui s’adresse à celui du consultant. La plupart du temps, je ne vois plus les gens après qu’ils m’ont consulté. Je leur demande juste de m’écrire pour me raconter leur problème initial, l’acte prescrit, la façon dont l’acte s’est déroulé et ses résultats. C’est tout. Je pars du principe que l’individu est son propre guérisseur. Je donne une recette, mais la réussite du plat dépend de celui qui le fait ! En donnant un acte à quelqu’un, je lui permets d’entrer dans sa vérité. Si sa vérité est de réaliser qu’elle ou il a vécu avec un masque toute sa vie, il fait face à cette vérité-là. Cela est valable, par exemple, pour le couple qui se sépare dans le film : ce n’est pas un échec de se séparer. Ces gens étaient ensemble pour de mauvaises raisons ; ils font face à leur vérité et retrouvent leur liberté propre.

J’ai des sacs entiers de lettres de témoignage et de remerciement ; elles font actuellement l’objet d’une triennale d’art contemporain au Japon.

Selon vous, votre célébrité et votre aura influent-ils aussi dans le processus de guérison ?

Les gens qui viennent me voir sont impressionnés, car on dit de moi que je suis une légende vivante. J’ai conscience de l’effet que cela a sur les gens. Et je constate qu’ils sont en confiance avec moi. Dans ma façon de leur parler, je suis attentionné, poli et délicat. C’est très important, car les gens, ainsi, ont le sentiment d’être des personnes d’exception dont on prend soin et cela participe, bien sûr, au processus de guérison. Car une personne qui veut guérir est surtout une personne qui a besoin d’être regardée et bien traitée. D’où l’importance, dans le dispositif de réalisation de ce film, de prendre soin des consultants et de les traiter avec grand respect. Chaque consultant a été filmé pendant plus de trois heures. La difficulté était de garder seulement les moments émotionnels culminants au montage.

Le fait que vous représentiez aujourd’hui un archétype paternel favorise-t-il aussi la guérison dans certains cas ?

À mon âge, je suis même un archétype grand-paternel ! Dans le cas du bègue que vous voyez dans le film, je me présente à lui comme un archétype paternel et c’est important, car pour lui transmettre la force virile et le pouvoir du père dont il manque, je lui propose de le prendre par les testicules. Il est important qu’il n’y ait aucune connotation sexuelle à ce moment-là. Et ça marche ! J’ai guéri une quinzaine de bègues ainsi.

Y a-t-il un lien entre le caractère grandiose de l’acte et son efficacité ?

Non. Il fallait juste que l’acte prescrit soit visuel pour ce film. Mais un acte discret peut être très puissant, comme celui consistant à peindre une partie de son corps en rouge et à le recouvrir d’un vêtement ensuite.

À aucun moment, on ne vous voit utiliser vos tarots dans Psychomagie…

Non, car les tarots me permettent de cerner le problème d’une personne rapidement. Là, j’ai pris le temps de dessiner l’arbre généalogique des gens, suite à une longue conversation.

Vous êtes très peu à l’image. Pourquoi ?

C’était une difficulté, car je ne voulais même pas apparaître du tout. Je ne voulais pas qu’on puisse dire que ce film était l’œuvre d’un narcissique. J’apparais juste lorsque c’est nécessaire, par obligation.

Dans une séquence d’archive au début du film, vous êtes habillé en mauve. On retrouve cette couleur sur vos vêtements à la fin du film (c’est aussi la couleur des fleurs qui vous entourent dans la séquence inaugurale du film). Le reste du temps, vous êtes vêtu de noir…

La séquence d’archive date d’une trentaine d’années et à cette époque, je m’habillais intégralement en violet – c’était aussi une couleur dominante dans mon habitat. J’aimais l’idée du monochrome. Mais le fait que je sois en violet dans la séquence du parc à la fin du film n’est pas fait exprès. La plupart du temps, je suis vêtu de noir, comme à l’époque d’El Topo – alors qu’à l’époque de La Montagne sacrée, j’étais vêtu de blanc. Mon goût pour le violet à l’époque correspondait au moment où je me suis lancé dans le tarot. C’était la couleur essentielle pour le lire. L’infrarouge et l’ultraviolet sont les couleurs qui bordent celles de l’arc-en-ciel et le violet correspond à l’illumination, car le spectre lumineux progresse du rouge au violet. Et dans la Bible, il est écrit que le Christ commence sa prédication vêtu de rouge et finit crucifié en violet. Il évolue donc du rouge au violet. J’ai été surpris de découvrir cela en lisant les Évangiles.

Dans l’image d’archive au début du film, on vous voit avec deux frères et leur mère réaliser un massage thérapeutique. Est-ce une pratique que vous avez initiée et pourquoi ?

Dans le cerveau, la parole occupe une grande quantité de neurones. L’autre chose qui sollicite aussi une grande quantité de neurones est la gestuelle des mains. Avant que l’homme ne sache parler, il utilisait ses mains pour communiquer. L’union des mains et de l’esprit est très importante, mais c’est un langage oublié. Le toucher est lié à la caresse. Mais toucher une personne que tu ne connais pas peut le faire reculer de trois mètres. Le toucher peut aussi être signe de domination. Il est donc souvent banni dans nos sociétés. Je me suis demandé, il y a longtemps, s’il n’y avait pas une autre façon de toucher. En étudiant les Évangiles, bien que je ne sois pas religieux – mais je considère la Bible comme un livre de sagesse -, j’ai relevé l’idée de l’imposition des mains qui illumine les Apôtres. Le toucher dans ces textes est relié à la connaissance. Je me suis dit qu’il y avait sans doute moyen de trouver un toucher qui permette de transmettre la connaissance profonde. J’ai donc créé le massage initiatique, tel qu’on le voit dans le film. L’un des deux jeunes gens que je masse dans l’image d’archive est devenu le thérapeute qui pratique, adulte, les massages initiatiques dans les séquences contemporaines de Psychomagie. C’est moi qui l’ai formé. Pachita pratiquait aussi les massages guérisseurs. Elle m’a aussi inspiré pour cela.

Alejandro Jodorowsky par Timothée Lestradet.
Pourquoi le mot « magie » dans « psychomagie » ? Quel lien entre les deux ?

La magie, c’est la superstition : il faut y croire. Même chose pour la sorcellerie. J’ai cherché une pratique qui ne soit pas reliée à la croyance. La magie et la sorcellerie sont liées à l’ego de la personne, donc elles ne sont pas sacrées. La psychomagie est liée à l’être essentiel de la personne. On peut réaliser un acte de psychomagie sans y croire et ses effets peuvent s’avérer positifs. Comme un placebo. Comme l’homéopathie que je prends : je n’y crois pas, mais elle me guérit ! Car l’inconscient y croit, lui.

Le film s’achève sur le versant social de votre pratique. Une arche de l’intime au collectif se dessine ainsi. Mais cet aspect de votre pratique n’a eu lieu que sur ces terres hispanophones…

Ce mouvement du film est voulu. J’ai commencé par donner des actes de psychomagie individuels, puis familiaux, et enfin sociaux. Et récemment, j’ai réalisé un acte de psychomagie global en proposant aux gens du monde entier de planter un arbre pour guérir le traumatisme de la forêt amazonienne brûlée. Six millions de personnes ont réagi à ma proposition, ça a marché ! Et ce, grâce aux réseaux sociaux.

Quant au fait que mes actes de psychomagie sociale aient surtout lieu sur des terres hispanophones, c’est d’une part parce que je suis connu en Espagne et au Mexique, notamment, et d’autre part, parce que ce sont des pays moins intellectuels que la France. Un ami peintre chilien, Roberto Matta, m’a dit un jour : « Il est possible de triompher en France, seules les cinquante premières années sont difficiles ! ». Et c’est vrai : j’ai récemment testé, à 90 ans, un acte de psychomagie sociale à Strasbourg et les gens ont bien réagi. Alors, peu à peu, je commence à le faire ailleurs en France et il semble que mon public y soit ouvert et favorable. En Espagne, je le fais beaucoup dans de grands théâtres de mille places et c’est un succès fou à chaque fois. L’Art sacré est anonyme. Tu le reçois, tu entres en transe, tu le donnes, puis tu l’oublies. Le tarot et la psychomagie sont transpersonnels. L’ego doit se retirer. Sous l’ego se cache l’être essentiel et c’est là que se loge le sacré.

Pensez-vous que ce film va changer votre manière de faire du cinéma désormais ?

Un film est une forme de vie pour moi. Chaque chose que je fais, y compris cette conversation, va influer sur mon futur. Là, tu m’obliges à prendre conscience de ce que je fais et cela va m’aider. Mais je ne sais pas comment ! Je fais des expériences. À chaque fois, ce sont des pas dans le vide. J’avance en sortant du rationnel et en allant vers le non-conscient, c’est-à-dire hors de la conscience quotidienne.

L’art, et en particulier le cinéma, vous a-t-il guéri, vous ?

La guérison est infinie. Tout m’aide. Nous vivons dans l’ignorance. Nous ne maîtrisons pas totalement le fonctionnement du cerveau. Nous nous doutons juste que son potentiel est énorme. Même chose pour les secrets de l’univers. Nous connaissons un ou deux pour cent de la matière universelle. On ne peut pas guérir totalement, car nous sommes ignorants, mais nous pouvons avancer dans la guérison, constamment. J’ai 90 ans. Je viens de me prescrire un acte de psychomagie qui m’a fait un bien fou en reprenant le montage de mon film Le Voleur d’arc-en-ciel. J’ai dû attendre que les producteurs du film soient morts pour pouvoir le retravailler. J’ai donc ôté tout ce qui ne me paraissait pas essentiel dans ce film et le public l’accepte ainsi. C’est une guérison pour moi : j’ai guéri mon passé.

En aidant les autres, je me guéris aussi. Il y a un lien entre soi et le monde. Tout est relié.

Bonus sonore : écoutez Alejandro Jodorowsky expliquer le principe fondamental du donner-recevoir.

Les portraits d’Alejandro Jodorowsky et de pascALEjandro ont été réalisés par Timothée Lestradet, dont le talent n’a d’égal(es) que sa patience et sa gentillesse.