La prison, par le son

Rencontre avec Frédéric de Ravignan, ingénieur du son

Dans La Taularde, le film d’Audrey Estrougo, en salle le 14 septembre, Sophie Marceau incarne Mathilde, une femme qui se retrouve incarcérée pour la première fois, par amour pour son mari, en cavale. Ce long-métrage offre à entendre un remarquable travail sonore qui contribue grandement à son réalisme. Rencontre avec son ingénieur du son, Frédéric de Ravignan, qui dévoile ici les rouages d’une fabrication méticuleuse qui joue avec le hors-champ et l’imaginaire du spectateur.

 

Voir l’extrait avec le son du tournage :

Voir l’extrait avec le son mixé final :

Exemples de prises de sons épars :

Entretien avec Frédéric de Ravignan, ingénieur du son de La Taularde :

Un monde sonore insolite

« Au départ, il y a cette idée, née de la rencontre d’Audrey Estrougo, la réalisatrice du film, avec un ancien détenu, que, en prison, il y a beaucoup plus à entendre qu’à voir. C’est une idée qui m’avait aussi été confirmée par un avocat qui visitait régulièrement les prisons et qui était fasciné par ce monde sonore à la fois insolite et inconnu. C’est ce qui nous a guidés dans la façon de procéder. C’est-à-dire qu’on a voulu recréer cet univers très impressionnant et très nouveau pour le personnage principal du film, qui débarque en prison au début du film et n’en sortira pas jusqu’à la fin. Le film est une immersion totale dans cette symphonie, dans cet opéra un peu tragique. »

Hors-champ

« Audrey Estrougo a pris le parti de ne pas mettre de musique dans son film et, de façon assez cohérente, peut-être aussi pour des raisons de budget, il y a assez peu de figuration dans le film, alors qu’il se passe énormément de choses autour des personnages. En fait, c’est le hors-champ sonore qui fait exister toute cette masse humaine qui vit dans la prison et qui réagit à l’unisson, ou pas, avec les personnages : tout ça, on l’a fait exister par le son et pas forcément par l’image.

Pour ce faire, on a organisé des séances d’enregistrement avec des figurantes qui venaient spécialement pour des prises de son. Ce qui était très intéressant, c’est qu’on a visité des prisons en amont avec Audrey et, pour ma part, j’ai visité une prison pour femmes à Rennes, en amont du tournage. L’accès à cette prison nous a été facilité par les autorités pénitentiaires et j’ai pu y retourner pendant le tournage pour effectuer des prises de son qui ont aussi nourri le film. C’est-à-dire que la matière sonore est à la fois une matière sonore enregistrée dans les décors avec des figurantes qui viennent spécialement pour ça et, aussi, toute une partie de sons faits dans une prison réelle, de façon documentaire. Ça a été deux axes de travail différents.

La partie figuration a permis de faire exister ce qui était de l’ordre du hors-champ. C’est très difficile d’enregistrer des détenues dans une prison réelle, parce que, par définition, elles y sont cachées, et la fiction demandait des réactions impossibles à obtenir dans le réel. On a donc enregistré des conversations, des gens qui hurlent d’une cellule à l’autre, des bruits pour la nuit. »

L'air, un espace de liberté

« L’idée, pour guider notre travail avec les figurantes qui ont passé plusieurs journées avec nous à hurler, à chuchoter, à déambuler dans les secteurs de promenade, à se parler de cellule à cellule, c’était que les murs sont comme des transmetteurs de sons, et l’air, c’est l’espace de la liberté, le seul qui passe entre les barreaux, qui occupe les rares espaces où il y a un peu de champ visuel, comme les couloirs, les promenades. Finalement, toutes ces matières, que ce soit l’air invisible ou les murs qui sont épais et qui masquent la vue, sont des transmetteurs acoustiques. Et les détenues s’en servent. Par exemple, lorsque le personnage joué par Alice Belaïdi récidive et revient en prison, elle hurle dans l’espace du grand couloir qui donne sur toutes les cellules, à destination d’une détenue en particulier, parce qu’elle sait que sa voix va porter et que le message va être reçu. Finalement, l’espace acoustique est le seul espace de liberté où il ne peut y avoir aucun obstacle à l’action de la détenue. Et d’ailleurs, les matonnes ne lui demandent pas de se taire. Le son, dans l’air, ignore les barreaux. »

Les murs transmettent le son

« Et les murs, eux-mêmes, sont aussi des transmetteurs. On peut taper sur les murs et ça se transmet, c’est ce qu’on appelle la « transmission solidienne », donc le son passe, même par la matière, et il circule par vibrations. Et, d’une cellule à l’autre, ainsi, on s’entend, s’écoute, on se provoque, on s’agace. Il y a la musique qui gêne, il y a la télé des autres… Et le personnage que joue Sophie Marceau, lors de sa première nuit en prison, est complètement étranglé par tous ces sons qui lui proviennent par les murs. Ça aussi, ça a guidé notre façon de travailler avec les figurantes : on les enregistrait dans des espaces acoustiques larges, mais aussi à travers des murs et des portes. »

Le réalisme des voix

« Parmi ces figurantes, certaines avaient connu le milieu carcéral. C’était extraordinaire, parce qu’ainsi, on avait tout de suite, sans trop appuyer, un réalisme dans les voix, dans le contenu de ce qui se disait et qui était le prolongement de ce qu’on filmait dans les scènes avec les comédiennes.

Après, il y avait tous les moments de révolte et de mutinerie, où, là, il y avait un effet de masse avec des choses scandées à l’unisson, où il fallait organiser une occupation acoustique de la prison avec des figurantes dans des cellules à perte d’écoute, et provoquer ainsi de vraies perspectives sonores avec des premiers plans, des arrière-plans et des sons qui se propagent.

Pour la partie documentaire, dans la réelle prison pour femmes de Rennes, le travail était plus concentré sur le personnel pénitencier, qui était plus accessible à nos micros que les détenues qu’on ne voulait pas gêner lorsqu’elles sortaient de leurs cellules. On avait mis en place un système de prise de son dans un couloir et on a laissé tourner assez longtemps. On a aussi mis des micros dans les bureaux des surveillantes qui ont accepté de se prêter au jeu. On a ainsi des éléments du quotidien, des coups de fil, des annonces, des sons au talkie. On était à deux pour deux jours d’enregistrement. Mylène se promenait avec un micro et un enregistreur portable et suivait les gens. Et puis il y avait un système un peu plus lourd avec des micros fixes situés dans les coursives. Ça, ça a bien marché aussi. Les gens savaient pourquoi on était là. On était donc très favorablement accueillis et par conséquent, il y a une belle quantité d’informations enregistrées. »

Une cohérence acoustique

« Ce qui était très bien aussi, c’est qu’on avait une cohérence acoustique entre les lieux de tournage, la prison fictive, qui est une vraie prison désaffectée, et la réelle prison de Rennes, où l’on a réalisé cette partie documentaire sonore. Cette cohérence acoustique a représenté du travail : il a fallu choisir des parties de la prison réelle qui pouvaient correspondre à ce qu’on avait enregistré dans la prison du tournage. Il a fallu modifier acoustiquement la prison du tournage : on a fait un gros travail d’étouffement acoustique dans les couloirs, qui étaient beaucoup trop résonnants, car c’est une prison qui date du XIXème . On a donc mis des tissus au plafond presque partout ; c’était un boulot énorme qui a été fait conjointement avec la déco, ce qui a permis d’assécher l’acoustique de la prison dans laquelle s’est tourné le film. Ce qui a donné une relative cohérence avec les sons enregistrés dans l’autre prison. Donc, au montage, quand on mélange tout, il n’y a pas de bizarrerie et on trompe assez facilement l’oreille du spectateur. »