Le jardin d’idées
C’était au Café des Champs libres à Rennes, les 1er et 2 décembre dernier. L’équipe du StoryTANK, think tank européen créé il y a cinq ans par Le Groupe Ouest, qui rassemble raconteurs d’histoires et chercheurs, proposait, pour la première fois, une série de rencontres « live » ouvertes au public. Captivant.
Ce fut rappelé en préambule à chaque table ronde par le scénariste, dramaturge et romancier Yann Apperry, qui les coanimait avec le conteur Nicolas Buenaventura : ces échanges, retransmis en direct, et diffusés en replay sur la chaîne YouTube du StoryTANK début 2024, se tenaient dans un café vivant, où les bruits quotidiens étaient invités à se mêler aux voix de celles et ceux conviés à réfléchir ensemble à la place des récits dans nos existences aujourd’hui. C’est qu’au Groupe Ouest, de manière générale, la question du vivant au sens le plus vaste est indissociable du travail artistique. Dans cette résidence d’écriture, les auteurs sont, par exemple, exhortés à marcher en bord de mer pour délier leurs pensées et faire surgir l’inattendu, ou à pratiquer des exercices pour ouvrir les portes de leur imaginaire. Il suffit de converser avec le très dynamique et enthousiaste Antoine Le Bos, scénariste, fondateur et codirecteur du Groupe Ouest, pour comprendre qu’un esprit de laboratoire, toujours en quête de nouveaux outils pour favoriser la créativité, règne dans ces murs.
Dans ce café rennois, les 1er et 2 décembre, ce même état d’esprit, ouvert et lumineux, plaçait intervenants comme spectateurs en état d’alerte optimale. Quatre tables rondes, suivies d’entretiens filmés des personnalités reçues pour l’occasion, s’articulaient autour de questionnements essentiels : comment les récits peuvent-ils guider nos pas, imprégner nos corps ? Comment penser les récits d’un retissage, d’une construction individuelle et collective ? Ou encore : serions-nous tous capables de provoquer des torrents de mondes imaginaires et de récits ébouriffants ?
« Nous voulons faire corps et faire chemin avec cette question du récit », résument Yann Apperry et Nicolás Buenaventura, dont la délicatesse et la pertinence des questions et transitions ont hissé vers le haut ces rencontres d’un bout à l’autre. Le mot « corps », d’ailleurs, fut prononcé à maintes reprises dans les interventions des uns et des autres, tous soucieux d’évoquer l’impact physique du processus artistique et de la réception des œuvres. La scénariste Aurélie Valat, en particulier, a exprimé son souhait de faire éprouver, à travers la réalisation de son projet documentaire, des sensations à son public. Comment, alors qu’il s’agit dans ce film de vin, de biodynamie et d’ivresse, parvenir à « générer une histoire vivante » ? « Comment nous charger d’une expérience avec l’envie d’en prendre le relais ? Comment faire ? », s’interroge-t-elle. Le regard intense de cette auteure, son phrasé sculpté, sa gestuelle expressive ont beaucoup contribué à la ferveur de cette première rencontre. À ses côtés, le sociologue et anthropologue David Le Breton a évoqué l’univers de la fiction véhiculé par les sciences sociales : « J’ai l’impression d’être dans un immense récit, dans une conversation infinie avec le monde qui m’entoure. Je me projette. L’univers d’anthropologue, c’est la multiplication des versions possibles de soi. On a tous l’impression d’être enfermés en soi et éprouvons la tentation de l’ailleurs. Pour moi, tout est fiction, il n’y a que des interprétations, la fiction ne s’oppose pas au réel. On s’interroge sans fin sur le monde ». Celui qui a écrit sur la marche (et porte des chaussures de promeneur tout terrain), sur le sourire, le visage ou le silence est revenu sur le mal-être qui l’a traversé dans son jeune âge et sur sa dette envers le voyage et l’écriture qui l’ont tiré d’affaire. Il cite ainsi Elias Canetti : « Au bord de l’abîme, il se cramponne à ses crayons », avant d’ajouter : « Écrire un récit, c’est construire une expérience. »
Face à lui, Nancy Murzilli, auteure du récent Changer la vie par nos fictions ordinaires, fera migrer la réflexion chorale vers l’influence des fictions sur les existences de chacun : « Quand on regarde quelqu’un, on voit des couches de fiction qui donnent de l’épaisseur à nos vies. » La philosophe s’intéresse à ce qui, dès lors, s’élabore comme récits dans l’échange entre deux personnes, et notamment lors de séances de cartomancie, dont elle a fait un sujet d’étude. Le parallèle est établi avec les séances de thérapie : entre le consultant et le thérapeute, une narration se cocrée là aussi.
Ainsi la fiction infiltre-t-elle nos vies à des endroits où l’on ne la percevrait pas nécessairement comme telle, et ces tables rondes ont donné à regarder autrement certains espaces où les récits humains se déroulent, mêlant vérité et mensonge parfois étroitement. Ce furent ces trouées dans les échanges où le réel le plus brut s’est invité à la danse : la participation de professionnels, tels que des policiers de la Brigade des mineurs (« Le récit commence quand on se dit bonjour », disent-ils avec un bon sens éclairant), une sage-femme ou une enseignante en éducation physique et sportive qui sont venus témoigner de leur quotidien et réagir à ce qui fut dit. Une manière judicieuse de revenir au concret de la parole, de la narration humaine hors de la sphère de la création artistique.
Cette même force de témoignage a traversé les analyses de l’anthropologue et ethnopsychiatre italien Roberto Beneduce, dont une partie de la trajectoire s’est déroulée en Afrique de l’Ouest. Sa manière d’évoquer la nécessité de rencontrer d’autres langages, la « spectralité » et l’indiscernable dans le discours des migrants, le rapport entre vérité tragique et mensonge nécessaire à la survie, le silence comme acte de résistance parfois, la responsabilité des scénaristes et cinéastes à penser l’impensable et son exhortation à combattre le pire mal qui soit : l’indifférence, a fait vibrer fort les spectateurs du StoryTank réunis à Rennes ces jours-là. Robert Beneduce est un humaniste. Ses propos racontent son souci de l’Autre. Il y a dans son regard une lumière ; dans sa voix, une détermination ; dans son français impeccable, un souci d’exactitude, qui favorisent l’écoute et accentuent la présence de son interlocuteur.
La présence à l’instant est aussi ce qui caractérise la spécialiste des neurosciences et des arts martiaux Tamara Russell, autre invitée de ces échanges. Avant de prendre la parole devant le public et les caméras, Tamara fermait les yeux et méditait un instant. Avec une maîtrise remarquable et un anglais limpide, cette femme, dont tout raconte aussi la fantaisie (ongles bleu-gris, goût du déguisement, rire en cascade), partage sa foi dans nos pouvoirs de guérison, sa passion pour la compréhension toujours mouvante du cerveau, et l’importance de la pédagogie associée au mouvement, dont elle a fait son champ d’expertise. Elle exhorte ainsi à tenter l’expérience d’un mouvement inédit pour soi, de créer ainsi « un espace de potentialité », et de pratiquer en groupe pour favoriser l’effet miroir qui permet de se dépasser. Gestes à l’appui, elle clôt son intervention par des exercices destinés aux scénaristes pour gagner en concentration et en ancrage.
Dans ce café rennais, ces deux jours-là, le temps s’est suspendu. On aurait pu écouter sans discontinuer les points de vue de chacune et chacun, l’entremêlement des idées, les rebonds, les ouvertures, dérivations et cheminements de pensée. Lorsque les vidéos sous-titrées seront achevées, nous les partagerons sur BANDE À PART, partenaire du StoryTANK et de ces passionnantes journées. Vous pourrez, dès lors, vous emparer de ces questionnements, les faire vôtres et les prolonger.