Rencontres de la Photographie d’Arles

Les vieilles photos d’Olivier Assayas

Alors que la guerre fait rage en Europe, et que la France se rend aux Allemands, un groupe d’intellectuels embarque à Marseille dans un navire à destination de l’Amérique du Sud. Parmi eux, la photographe Germaine Krull et le scénariste Jacques Rémy. À l’occasion des Rencontres de la Photographie d’Arles, Olivier Assayas, fils de Jacques Rémy, expose avec Adrien Bosc le récit, en photos, d’un incroyable voyage…

Ça commence comme un grand film d’aventures et de mystères. Dans le grenier, une veille malle oubliée. À l’intérieur, non pas un trésor hors de prix, mais une pile de souvenirs, de vieilles photos. Une porte vers une histoire incroyable – début du flash-back. Cette malle, c’est le cinéaste Olivier Assayas qui l’a retrouvée chez lui. Ces souvenirs, ce sont ceux de son père, le scénariste Raymond Assayas, dit Jacques Rémy, né en 1911 à Constantinople. Ces photos sont datées de 1941. On y voit Jacques Rémy sur un bateau, le Capitaine-Paul-Lemerle, accompagné de quelques personnalités du monde intellectuel de l’époque : André Breton et sa femme Jacqueline Lamba, Claude Lévi-Strauss… Les photos sont signées : la grande photographe allemande Germaine Krull était du voyage. Tous fuyaient la France de Vichy, partant de Marseille pour rejoindre Fort-de-France, en Martinique.

 

À nos amis d’Argentine

 

Aux Rencontres de la Photographie d’Arles, l’exposition permet de découvrir des images prises pendant la traversée, mais pas seulement. Car l’aventure ne s’arrête pas là pour Germaine Krull et Jacques Rémy, qui ambitionne de poursuivre sa carrière dans le cinéma en Amérique du Sud. À 30 ans, Jacques Rémy n’est pas encore connu comme scénariste, mais il a déjà une solide expérience d’assistant metteur en scène – auprès de Léonide Moguy et de Richard Pottier, notamment. Avant de partir, il obtient des lettres de recommandation, dont les Rencontres d’Arles exposent certains exemplaires. On y lit ainsi que Charles Philipp de Sita Films recommande cet « excellent aide-metteur en scène, scénariste et grand travailleur » à tous ses « amis d’Argentine », tandis que le PDG de Flag Films recommande très chaleureusement « Monsieur Rémy Assayas ». Difficile de s’en sortir, avec ces pseudonymes – monnaie courante à l’époque dans le domaine du cinéma. Après un périple de près de deux mois en mer sur un navire surchargé d’une grande partie de ceux qui comptaient dans les milieux littéraires et artistiques parisiens d’avant-guerre, et après diverses péripéties – une cargaison suspecte livrée à Oran, une attaque britannique esquivée et une escale à Casablanca, le Capitaine-Paul-Merle débarque aux Antilles. Arrivé à Fort-de-France, Jacques Rémy s’enregistre auprès du service d’état civil sous son vrai nom complet : Raymond Jacques Assayas, né le 21 juin 1911 à « Istamboul », fils de Guillaume Assayas et de Léa Nahmias. Profession : cinéaste.

© Rémy Tartanac. Rencontres photogaphiques d'Arles.

De port en port

 

Après la traversée, Germaine Krull continue de prendre des photographies, et chronique ainsi le quotidien dans la capitale antillaise. On y voit Jacques Rémy à un café, devant quelques affiches de films, Deux Femmes de Richard Wallace ou Conquest de Clarence Brown. Mais l’arrivée en Martinique n’est pas aussi douce que prévue. L’île est loin d’être une oasis à l’abri des conséquences de la guerre. Le régime de Vichy est bien installé, ici aussi, et les soldats de la sûreté générale, qui ont fantasmé les combats des lointaines zones de conflits, prennent ces émigrés pour l’ennemi potentiel. Tout le groupe est alors parqué dans une ancienne léproserie. Malgré les quelques sorties diurnes autorisées pour Fort-de-France, Jacques Rémy et Germaine Krull se sentent comme prisonniers. Il leur faut partir de cette île française et continuer le voyage plus loin. Quinze jours plus tard, un bateau français, le Saint-Domingue, part vers le Brésil afin de ravitailler l’île en riz. Le cinéaste et la photographe sautent sur l’occasion.

Mais le Saint-Domingue n’amerrit pas au Brésil, mais à Saint-Laurent-du-Maroni, grande ville du nord de la Guyane Française, capitale du bagne de Guyane, qui vit sans le savoir ses dernières années d’existence. Accompagnée de Jacques Rémy, Germaine Krull photographie la vie des bagnards. Un reportage qu’on pensait disparu, retrouvé dans la malle des Assayas. Certaines photos, en tout cas. Les autres, Germaine Krull les a détruites, « car il ne faut pas qu’une telle honte reste sur un pays », dira-t-elle plus tard, en 1946, alors que la France fermait définitivement le bagne de Guyane, après que des milliers de bagnards furent morts de malnutrition et de mauvais traitements entre 1939 et 1945, dans cette partie de France épargnée par la guerre que visitaient alors un cinéaste et une photographe. Le voyage continue. Escale à Para-Belém, au nord du Brésil, ville fantôme d’hôtels de marins et de bordels, aux portes de la jungle. Germaine Krull y fait un nouveau reportage, photographiant la tenancière française d’un dancing et de trop jeunes prostituées. Et puis, un matin, un bateau de luxe, le Correiro Brasileiro, quitte Para-Belém, Krull et Assayas à son bord. Les dernières photos que Germaine Krull prendra de ce périple sont des portraits de groupes en costumes élégants dans une atmosphère douce et légère rappelant l’entre-deux-guerres. Arrivés à Rio, les chemins de Germaine Krull et de Jacques Rémy se séparent. Le cinéaste tournera deux films en Amérique du Sud : Le Moulin des Andes, tourné au Chili entre 1943 et 1945, sur un scénario de Jules Supervielle et El gran secreto, en Argentine, dans la même période. À la fin de la guerre, il rentrera en France, où il se consacrera exclusivement à son activité de scénariste, signant des scénarios pour René Clément (Les Maudits, 1947), Roger Vadim (Les Bijoutiers du clair de lune, 1958), Claude Autant-Lara (Le Bois des amants, 1960), René Clair (Tout l’or du monde, 1961), Georges Lautner (Le Monocle rit jaune, 1964), Christian-Jaque (Guerre secrète, 1965) ou encore Denys de La Patellière (La Fabuleuse Aventure de Marco Polo, 1965).

Germaine Krull, de son côté, quittera rapidement Rio pour rejoindre Brazzaville, où elle réalisera un documentaire – Autour de Brazzaville, 1943 – avant de diriger le service de propagande de la France Libre en Afrique-Équatoriale française, puis d’accompagner comme photographe une troupe alliée lors du débarquement en Provence, et une compagnie française lors de la Bataille d’Alsace, où elle photographiera notamment la libération du camp de concentration du Struthof. Plus tard, d’autres histoires, d’autres aventures l’attendront, en Indochine, à Bangkok ou en Inde. Mais tout cela a déjà été raconté, dans l’exposition que lui a consacrée André Malraux en 1967 au Palais de Chaillot, ou plus récemment, en 2015, au Musée du Jeu de Paume. Pour l’heure, il faut retourner dans la malle du grenier des Assayas, à la recherche d’autres mystères cachés. Ou sinon, lire le carnet de voyage de Germaine Krull et Rémy Jacques (qui vient d’être publié chez Stock), et surtout filer à Arles, découvrir ces photos et l’histoire qu’elles contiennent…