Émergence, c’est une résidence créée en 1998 par Élisabeth Depardieu offrant à de jeunes réalisateurs l’occasion de tester le tournage d’une séquence avant le grand saut de la réalisation de leur premier film. Reportage sur des tournages plus vrais que nature.
La nuit, dans une grande pièce un peu sombre, Swann Arlaud et Karim Leklou discutent. C’est la période de Noël, il y a de l’alcool et de la fumée de cigarettes, mais l’ambiance entre les deux amis semble grave. Comme le vide après la fête. Ils sortent de repas : Karim parle de son bœuf bourguignon, ils ressassent de vieilles histoires, font des jeux à boire. On devine que quelque chose d’autre se joue, mais pour savoir quoi, il faudra encore patienter : c’est la fin de la séquence, et à Émergence, on n’en tourne qu’une seule.
En colo dans le 91
C’est le programme du dispositif : une résidence pour jeunes réalisateurs préparant un premier long-métrage de fiction, où ils vont pouvoir tourner une scène de leur futur film dans les conditions du réel, mais avec le filet de sécurité de l’exercice. Ce jour-là, dans une grande maison le long de la Départementale 3, pas loin de Marcoussis dans l’Essonne, Loïc Barché réalise la séquence « Émergence » de son futur long-métrage Retour à la nuit. À l’image de son casting, le tournage n’a rien d’amateur. Une quinzaine de personnes s’affairent sur le plateau. Comme sur tout tournage, chacun sait ce qu’il a à faire et, suivant une mission très précise, participe à un grand ballet collectif frénétique et mystérieux. Bien que la moyenne d’âge ne dépasse guère les trente ans, ils sont rodés, et ça se voit. Ce sont des professionnels. Pourtant, tous, techniciens comme comédiens, sont bénévoles. L’amour de l’art ? « Oui, et aussi l’assurance d’être embauché lors du vrai tournage », explique Nathalie Bessis, déléguée générale d’Émergence. Et si d’aventure ils ne sont pas disponibles aux dates qui seront fixées par la production, l’expérience reste bonne à prendre. Le cinéma est un monde de réseaux, et Émergence est un lieu de rencontre entre jeunes professionnels, embryon de collaborations futures. Si les tournages de séquences ne durent que trois jours, ils s’enchaînent pendant près d’une semaine et Émergence se transforme alors en usine de la création, délocalisant ses bureaux à Marcoussis, dans le parc du Centre National de Rugby (CNR). Le département de l’Essonne et la Ville fournissent un appui financier et logistique « Pour le choix des séquences, il faut qu’elles soient intéressantes, avec des choses à tester », explique Mathilde Sotoca, coordinatrice de la résidence. « Après, il est évident que nous sommes restreints par les lieux disponibles dans les environs ». Tous les tournages ont lieu dans un rayon de quelques kilomètres autour du CNR, où sont logées les équipes – de l’avis des régisseurs qui passent d’un projet à l’autre, il y règne une ambiance de colonie de vacances. Pour les décors donc, pas de jungle luxuriante ou de gratte-ciel. On fait avec ce qu’on trouve dans le périurbain. Pourtant, si les propriétaires de la maison qui abrite le tournage de Loic Barché ont l’habitude depuis plusieurs années d’accueillir les équipes d’Émergence, certains projets donnent parfois plus de fil à retordre au repérage…
Les Affranchis
Vue depuis le « combo », la séquence de Lawrence Valin fait penser à du Scorsese : plan-séquence sur un restaurant embrumé ; le long d’une grande table, plusieurs hommes boivent, rient et parlent fort. Ils ont l’air de mafieux sortis de Mean Streets ou des Affranchis. Sauf qu’ils sont tamouls : Eelam est un polar sur un gang du quartier tamoul de Paris. Après la scène intimiste de Retour à la nuit, place à une séquence avec beaucoup de figurants dans un décor nouveau pour Émergence, un restaurant indien. Trouver ce décor n’était pas difficile en soi : faites le test et tapez « Restaurant indien Marcoussis » dans Google Maps, vous ne trouverez qu’un résultat : Le Jardin de l’Himalaya, à côté du Grill Istanbul, entre l’Intermarché et le garage Roady. De l’extérieur, le lieu évoque davantage la poésie de Michel Houellebecq. Mais à l’intérieur, c’est un repaire de la pègre digne d’un film noir. La magie du cinéma. Les propriétaires du restaurant, restés sur place (dans le deal négocié par Émergence, ils cuisinent pour toute l’équipe) et un peu effrayés par toute cette machinerie, sont aussi impressionnés. Même le producteur, Simon Bleuzé, qui était hier encore sur le plateau du J’accuse de Polanski, est sous le charme. La chef-déco rappelle que le scénario exige un décor sri-lankais, alors qu’ici on est clairement dans une atmosphère népalaise. Mais aux yeux d’un néophyte, ça fait l’affaire. Pour Émergence comme pour la production, il ne s’agit pas de trouver le décor parfait, le film étant de toute façon tourné ailleurs. Mais simplement, pour les réalisateurs, il s’agit de pouvoir tester des choses, esthétiques et techniques, au plus près du réel. Pour les producteurs, c’est aussi l’occasion de voir leur cinéaste à l’œuvre. « Ils sont là en simples observateurs, ne participent pas du tout financièrement aux séquences », explique Laurent Lavolé, délégué artistique de la résidence. D’ailleurs, précise-t-il, avoir un producteur au préalable n’est pas une condition sine qua non pour participer à Émergence. Pour celui qui est aussi, d’ailleurs, producteur (Laurent Lavolé a notamment produit récemment Mon tissu préféré de Gaya Jij ou America de Claus Drexel), il s’agit surtout d’avoir un aperçu du cinéma de demain. Parmi les anciens d’Émergence, on peut citer Deniz Gamze Erguven, Alice Winocour, Antonin Peretjako, Vincent Mariette, Pierre Schoeller ou encore Mia Hansen-Løve. À ceux qui souhaitent imaginer l’avenir du cinéma français, rien de mieux que de venir faire un tour sur les plateaux d’Émergence.