Conversation avec Rachida Brakni et Éric Cantona, présidents du Jury du Cinemed, Le Festival international de cinéma méditerranéen à Montpellier.
Au cours des quarante-et-une précédentes éditions du Festival Cinemed, il n’avait sûrement jamais fait aussi chaud que cette année. Conséquence de ce réchauffement climatique, des projections devant un public en tenue estivale, mais aussi quelques séances ardentes. Prévisible au vu des polémiques entourant Mektoub My Love : Intermezzo, les quarante premières minutes de la rencontre avec Abdellatif Kechiche furent houleuses. Entre les militantes féministes et les défenseurs du cinéaste, tout aussi vifs, la température est encore montée de quelques degrés dans la salle. Plus tôt dans la journée, on assistait à une altercation entre Éric Cantona, président du Jury, et Philippe Petit, réalisateur du réussi Tant que le soleil frappe, présenté en compétition ; le premier reprochant violemment au second le manque d’accent marseillais dans son film, sous les yeux ébahis d’un public sortant tout juste de la séance.
Le temps d’une semaine de festivités, Le Corum, vaste lieu de projection du festival, s’est ainsi transformé en véritable agora. Dans l’intimité d’un café ou sous le feu des projecteurs, les débats étaient animés, se faisant le reflet d’un cinéma vivant et actuel, finalement assez loin de la morosité qui touche le secteur. À l’écran, les films présentés ont prolongé (ou sûrement déclenché) cet état. Nous revenons de Cinemed touchés par ce magnifique portrait de la tenancière de l’Atlantic Bar (réalisé par Fanny Molins) et enchantés par le second film de Wissam Charaf, Dirty Difficult Dangerous.
En début de festival, nous avons rencontré Éric Cantona et Rachida Brakni alors qu’ils n’avaient vu encore que quelques films de la compétition. Le couple d’acteurs présidait le jury, et affichait une complicité évidente. Accompagnée d’une soif de découverte qui s’est soldée par l’Antigone d’or pour le film tunisien Ashkal. Réalisé par Youssef Chebbi, il sortira en début d’année 2023 sur nos écrans.
Entre deux projections, nous leur avons soumis quelques questions autour de l’acte de regarder un film et de leur rôle de spectateur actif, avant de laisser la conversation dévier sur leurs futurs désirs de cinéma.
Rachida Brakni : De par mes origines, le cinéma méditerranéen me parle à titre personnel. Je trouve qu’il existe un lien fort entre les différents pays méditerranéens, peut-être même plus qu’entre les régions d’un même pays. Pour moi, un Marseillais a plus de choses en commun avec un Algérois qu’un Strasbourgeois, par exemple. Il y a une identité commune, culturelle, familiale, quelque chose de transversal qui m’interpelle.
Éric Cantona : En même temps, il y a tellement de cultures différentes autour de la Méditerranée. J’aime le brassage et cet échange qu’il peut y avoir entre les différentes régions. De manière plus générale, le mélange de cultures est une forme de progression : on s’inspire des uns, des autres, et de là peut naître quelque chose.
Éric Cantona : Marius et Jeannette (Robert Guédiguian)…
Rachida Brakni : Et tous les films de Pagnol.
É.C.: Oui, Pagnol. Il raconte toute l’histoire du monde dans un village.
R.B. : Et ça pourrait être un village italien, espagnol … Je pense aussi à Mamma Roma, qui est tellement méditerranéen ! Il y a comme une chaleur qui se dégage de la langue et de la manière d’interagir. Hier, en voyant le film palestinien [ndlr Fièvre méditerranéenne de Maha Haj, présenté en compétition], on se faisait la réflexion qu’on voyait souvent des histoires de voisinage. Il y a beaucoup de scènes dans des cages d’escaliers, avec des voisins, autour d’une cellule familiale, quelque chose de l’ordre de l’intime. C’est très méditerranéen : le soleil et la lumière induisent le fait que nous vivons sous le regard des uns et des autres. Les portes sont ouvertes, alors que dans le Nord, c’est plus étouffé. Il y a quelque chose de plus sombre et de plus caché.
É.C. : Mais quand on regarde un film de Martin Scorsese par exemple, pour moi c’est du cinéma méditerranéen ! Même s’il s’agit d’immigrés italiens à New York, on retrouve tous ces aspects-là.
Rachida Brakni : Non, je ne pense pas. En festival, j’aime qu’on m’impose de voir des films que je n’aurais probablement pas été voir par moi-même. En fait, j’adorerais faire partie d’un jury une fois par mois. Cela me confronterait à beaucoup plus de films. Après, dans la réception de ces films, je n’aborde pas ceux vus en festival d’une autre manière que lorsque je vais les voir en salle par moi-même. Je veux découvrir des œuvres et j’aime quand il y a une identité visuelle très forte, au service de la narration. Et surtout que l’un n’écrase pas l’autre.
Éric Cantona : En festival, j’aime l’idée de faire partie d’un groupe. Nous sommes avec d’autres jurys, des gens que l’on connaît plus ou moins et que l’on va découvrir au cours de nos échanges.
Rachida Brakni : Non, il ne faut pas anticiper. On ne peut pas s’installer dans son siège en se disant qu’il faut commencer à y réfléchir. Il faut être réceptif, vierge de toute information. Évidemment, nous sommes traversés par des émotions, mais je n’essaie pas de les expliquer sur le moment. Après le film, on se demande pourquoi on a décroché, pourquoi certaines choses fonctionnent moins, on commence à articuler une pensée … C’est intéressant de faire ça à plusieurs. Certains mots ne vous viennent pas et les autres vous donnent la clé, comme une sorte de pensée collective.
Éric Cantona : Oui, on est d’accord à 99 % du temps, c’est incroyable ! Nous formons une double présidence pour le Jury de Cinemed, mais c’est comme si on ne parlait qu’à une seule voix !
Rachida Brakni : C’est aussi valable pour la littérature, les expositions, c’est presque troublant parfois… Qu’est-ce qui a pu nous diviser récemment ?
É.C. : Nomadland de Chloé Zhao.
R.B. : Oui, j’ai adoré et il a détesté, il y a eu conflit !
É.C. : Non, quand même pas …
R.B. : Si, on peut le dire et c’est génial quand ça arrive, c’est tellement rare ! On aiguise nos arguments l’un et l’autre, et c’est parti : on défend notre bout de gras, de la façon la plus convaincante possible, un peu violente, même, parfois !
Rachida Brakni : Surtout pas devant. Je ne supporte pas les gens qui mangent ou tout bruit qui vient me perturber. Donc j’aime bien me mettre au fond, au bord, pour pouvoir me déplacer si j’ai un importun à proximité.
Éric Cantona : C’est rare quand même ! Je vois moins de gens qui font du bruit aujourd’hui qu’à une certaine époque. Quand j’étais adolescent, j’adorais voir les Bruce Lee dans le vieux cinéma des Caillols dans mon quartier de Marseille, un cinéma magnifique … Et là, il y avait du bruit ! Peut-être aussi parce que j’allais voir des films d’ados.
R.B. : Je suis allée au cinéma une fois au Maroc et je pense que ça devait être un peu comme chez toi.
É.C. : Oui, mais c’était l’âge, nous n’étions peut-être pas très disciplinés ! On parlait, on mangeait … mais là, on devient des vieux cons !
Rachida Brakni : En général, je prends une paire de chaussettes en laine dans mon sac. J’enlève mes chaussures et je les mets pour avoir les pieds sur mon siège ou être assise en tailleur.
É.C. : Je pense qu’il faudrait condamner à perpétuité les gens qui mettent leurs chaussures sur les sièges ! Je plaisante au niveau de la peine, mais j’ai horreur de ça !
R.B. : Moi, j’apporte mon matériel !
É.C. : Je ne mets pas les pieds sur le fauteuil de devant, je reste très droit. Parfois, je culpabilise, car je vois des gens derrière, un peu petits. Je me dis que si je reste droit, ils ne vont rien voir. Alors je me sacrifie.
R.B. : Oui, là en général, tu te tasses ! Nous sommes vraiment en train de décrire une expérience cinématographique qui est une souffrance, c’est horrible (rire).
Rachida Brakni : Oui, nous y allons régulièrement avec nos enfants, et après on parle beaucoup des films …
Éric Cantona : … Est-ce que tu as aimé ? Pourquoi tu as aimé ? …
R.B. : C’est intéressant d’avoir un point de vue à hauteur d’enfant. Nous ritualisons ce moment, car aujourd’hui les plates-formes procurent un plaisir individualiste, sans cette notion de voir quelque chose ensemble et d’en parler. Donc c’est important de faire ça.
É.C. : Au musée, par exemple, on leur demande toujours l’œuvre qu’ils ont préférée dans chaque salle. Pour les encourager à regarder et être bien attentifs.
R.B. : Parfois, ils rechignent. Tu te rappelles quand on leur avait montré L’Homme qui rétrécit ? Avant d’y aller, ils râlaient : « Un vieux film, en noir et blanc … »
É.C. : C’était à la Cinémathèque de Lisbonne, et finalement ils ont adoré !
R.B. : Pendant le confinement, nous avions instauré un rituel et, tous les jours, nous regardions un film ensemble et on en parlait ensuite.
É.C. : Et tous les soirs, il fallait choisir chacun son tour.
R.B. : Parfois, nous voyions des choses que nous n’avions pas forcément envie de voir … Mais c’est formidable, car notre fils, qui avait dix-onze ans, a découvert Alfred Hitchcock et maintenant, il adore !
Rachida Brakni : Oui et c’est sans pitié ! Nous avons toujours un œil sur le travail de l’autre et on se dit les choses, parfois ce n’est pas toujours agréable à entendre. Par exemple, j’ai beaucoup plus le trac au théâtre quand Éric est dans la salle que les autres soirs. Je sais qu’à la fin, son retour va être chirurgical.
Éric Cantona : Oui, nous lisons les scénarios de l’autre. Moi, ça m’intéresse d’avoir l’avis de Rachida.
Rachida Brakni : Ça dépend aussi des réalisateurs. Par exemple, quand Éric bosse avec Sébastien Betbeder, il y a une telle identité, un rythme et une musicalité si particuliers. Il y a un point de vue tellement fort qu’en amont, il n’y a pas de place pour le regard de quelqu’un d’autre. Je sais que sur Ulysse et Mona, en voyant le film, j’ai eu l’impression de découvrir Éric comme je ne l’avais jamais vu.
Mais en ce qui concerne les films où tout ça est peut-être moins affirmé, nous nous appuyons sur l’autre, comme pour trouver son chemin.
É.C. : Moi, je suis surpris tout le temps avec toi ! D’ailleurs, quand je ne suis pas surpris, je te le dis ! C’est important de se surprendre nous-mêmes aussi et de pouvoir choisir avec qui on va travailler. Le fait de collaborer avec des cinéastes qui ont des univers particuliers est aussi une manière de nous surprendre, car on rentre dans le monde de l’autre. Sébastien Betbeder, Yann Gonzalez, HPG, ce sont des points de vue forts et des univers artistiques uniques. On se surprend soi-même et par conséquent, on surprend l’autre. Nous sommes vraiment en demande de ça, sinon on s’emmerde !
Rachida Brakni : Non, pas du tout. Quelquefois, c’est arrivé qu’on nous propose de nouveau un film ensemble, mais ce n’est pas encore le bon réalisateur, le bon point de vue. J’espère qu’un jour, ça se reproduira
Éric Cantona : Presque un huis clos.
R.B. : Qu’est-ce que tu dis ?
É.C. : J’aimerais qu’on fasse un film ensemble qui serait à la limite du huis clos. Une œuvre conceptuelle, contemporaine …
R.B. : … où l’intime et l’artistique se rejoignent presque…
É.C. : Un peu comme Nicole Kidman et Tom Cruise dans Eyes Wide Shut.
R.B. : Oui, et tu pourrais aussi dire Irréversible. En fait, les films qui mettent en scène des couples ne sont pas des films comme les autres. Pour qu’un réalisateur ait envie de réunir un couple à l’image, c’est que cela provoque quelque chose de très particulier. Ce n’est pas innocent.
É.C. : Je viens de penser à ça maintenant : ce serait très intéressant de faire quelque chose avec deux personnages principaux qui n’ont rien à voir avec un couple, avec une sorte de confrontation, de manipulation, presque de torture… Quelque chose de tellement fort qu’on se poserait la question : comment un couple est sorti de cette aventure ? C’est intéressant, ça. Tu aimes bien cette idée, Rachida ? Un film dont on ne sort pas indemne.
R.B. : Je pense aussi à ce film avec Yoko Ono et John Lennon (ndlr : Bed Peace réalisé par John Lennon). Avec toutes ces images d’archives au moment de l’élaboration de l’album Imagine, on est vraiment dans leur intimité. On est sur le fil du rasoir, entre le documentaire, l’œuvre contemporaine et le cinéma. Ça aussi, c’est très intéressant.
É.C. : Donc, on a parfois des propositions pour jouer ensemble, mais on préserve encore ce moment magique, en espérant qu’il arrive un jour.