« Pour bien adapter, il faut bien trahir », a déclaré Laurent Duvault, directeur de développement audiovisuel chez Media Participation. Les 4 et 5 octobre, la sentence a été débattue à l’occasion des Rencontres nationales de la bande dessinée d’Angoulême. Compte rendu.
Dans la salle Nemo de la Cité Internationale de la bande dessinée et de l’image d’Angoulême se sont tenus pendant 48 heures les États Généraux des adaptations de bande dessinée au cinéma. Thierry Groensteen, créateur de l’événement et historien de la BD, a tenu à dédier l’édition 2018 à René Pétillon, auteur de BD connu pour L’Enquête corse et décédé le 30 septembre dernier.
Le constat est clair : adapter une bande dessinée au cinéma s’avère rentable. En 2017, les films français tirés d’une adaptation de BD représentaient 2,7% du marché. À eux seuls, ils ont réalisé 12 % du chiffre d’affaires au box-office. Au-delà des retombées financières qu’elle suggère, l’adaptation d’un tel support questionne : quelles différences trouve-t-on à adapter une BD plutôt qu’un roman au cinéma ? Comment transpose-t-on un héros de papier en acteur ou personnage animé ? Et comment crée-t-on un environnement sonore qui n’existait pas à l’origine ?
À la différence d’un roman, une BD projette déjà un univers filmique fort : les personnages sont représentés, le décor est visible, les dialogues écrits. Pour Camille Jourdy, auteur de Rosalie Blum, les producteurs et réalisateurs qui adaptent une BD ont une idée étoffée du film attendu. Les indications de rythmes et d’images sont en effet nettement perceptibles. Si la création du film s’inscrit dans une économie de moyens, le rendu sur grand écran risque en revanche de s’approcher du graphisme de la BD adaptée, comme le souligne Marion Delord, codirectrice de la société de production Les Armateurs.
Pour beaucoup de bédéphiles, adapter une BD revient bien à la trahir. Harry Morgan, théoricien du 9e art, estime que les traits qui forment le contour d’un personnage de papier le condamnent à n’exister que dans cette dimension. Selon lui, le personnage de cinéma tiré d’une BD est déguisé et non pas incarné. Il semblerait même qu’il n’y ait pas l’ombre d’un espoir à trouver l’acteur qui, trait pour trait, serait l’incarnation d’un personnage de papier. En effet, les réalisateurs qui ont adapté leur propre BD paraissent privilégier la matière vivante : le tempérament de l’acteur, qui devrait être semblable au héros de la BD. Un casting peut toutefois s’imposer et sonner comme une évidence : Noémie Lvosky était Rosalie Blum pour Camille Jourdy et Julien Rappeneau, le réalisateur, sans qu’ils se soient concertés.
Par nature, la bande dessinée est silencieuse. Aussi, quand il s’agit de se remémorer les voix des 33 tours lisant des BD, les conférenciers sont unanimes : inaudibles, inintelligibles. « Haddock n’a pas la même voix que dans la BD ! », s’était d’ailleurs exclamé un enfant sortant du film Tintin dans un ouvrage consacré à Hergé. Une bulle de paroles suscite, chez le lecteur, une voix qu’il n’arrive pas à retrouver dans le réel. Julien Papelier, directeur général des éditions Dupuis, et Julien Neel, auteur de la bande dessinée Lou ! et réalisateur de son adaptation cinématographique, s’accordent pour dire que la voix d’un héros adapté de BD fera toujours des déçus. S’il peut y avoir des divergences à choisir la voix d’un personnage de papier, la recherche d’un consensus au sein de l’équipe de film apparaît primordiale, tant les arguments de chacun pour la défendre seront subjectifs. Et, bien que le son disparaisse à la publication d’une BD, il est souvent à l’origine du processus de fabrication. Julien Neel confesse ne pas pouvoir dessiner ses histoires sans écouter une musique qu’il a lui-même composée spécifiquement pour l’ouvrage.
Si l’on accepte l’impondérable part de trahison à adapter une BD sur grand écran, le champ des possibles s’élargit et une interrogation apparaît alors : quelle BD voudriez-voir portée sur grand écran ?
Aux Rencontres nationales, les critiques présents ont sélectionné des ouvrages qui feraient l’objet d’adaptations succulentes. L’une a particulièrement attiré notre attention : Las Rosas. Roman graphique d’Anthony Pastor sorti en 2010, il ferait un formidable western féministe. Le pitch : entre les États-Unis et le Mexique, dans un village désertique composé de femmes, où le chérif est le seul homme à pouvoir pénétrer, une nouvelle arrivante débarque. Autour d’elles, une galerie de personnages plus pittoresques les uns que les autres, qui vivent des aventures dignes des tragédies grecques. Ce récit choral à la narration virtuose et doté d’une vision progressiste de la société pourrait aisément être porté par Jane Campion, Clint Eastwood ou encore Quentin Tarantino. Jetons une bouteille à la mer !