Carthage 2019

Les temps forts du plus prestigieux festival d'Afrique

La trentième édition des Journées Cinématographiques de Carthage (JCC) s’est achevée samedi 2 novembre. Tapis rouge, projections de films, rétrospectives, networking entre tous les professionnels du cinéma et soirées musicales : le festival de Cannes a trouvé son pendant africain.


 

Mélancolique, joyeuse, organisée et sérieuse : durant une semaine, Tunis a été la ville de toutes les émotions et de toutes les attentions cinématographiques du continent africain.
Peu avant la cérémonie d’ouverture, le décès du directeur du festival, Nejib Hayed, a plongé ses innombrables collaborateurs dans un soudain et douloureux deuil. Figure très respectée et admirée, également producteur, il avait su porter aux nues la cinématographie africaine, peu exportée en dehors de son continent.
Du ministre tunisien des affaires étrangères Mohamed Zinelabidine aux collègues ou cinéastes, tous ont salué, lors d’une cérémonie en son hommage, sa défense d’un cinéma d’auteur progressiste, tourné vers les problématiques du monde contemporain dans lequel il s’inscrit.

Une telle disparition n’a pas nui au bon déroulement du festival. Inaugurée depuis 2018 seulement et longue de neuf hectares, la magistrale Cité de la Culture a été le berceau des festivités. Complexe architectural abritant la cinémathèque tunisienne, des théâtres et des bureaux, l’endroit a accueilli la population locale et les invités étrangers avec maîtrise et souplesse. Pour preuve, les projections débutaient à l’heure dite, mais il n’était pas rare que certains spectateurs aient l’autorisation de s’immiscer discrètement dans les salles obscures une fois le film commencé.

Quelques ratés et frayeurs ont cependant pu distraire le public de l’écran : des sous-titres français décalés, une odeur de fumée persistante… Mais ils sont restés assis, comme lors des attentats qui les avaient frappés en plein festival en 2015. Une scène les émeut, les surprend ; les voilà qui applaudissent ou poussent des cris.
Leur passion du cinéma a rendu chaque projection particulièrement excitante. À leurs côtés, il était aisé de deviner les films qui suscitaient l’enthousiasme ou au contraire l’exaspération. À l’annonce du gagnant du Tanit d’or (l’équivalent de la Palme d’or), ce fut l’ovation.

En effet, Noura rêve les avait fait rire aux éclats. Cette récompense n’est pas seulement celle d’une réalisatrice, Hinde Boujemaa. La victoire revient aussi à la Tunisie, dont le film est originaire, et à son interprète principale Hend Sabri, star du cinéma arabe, qui a remporté le prix de la meilleure actrice.

Célébration du courage des femmes

Comédie dramatique mettant en scène une mère de famille trompant son mari en prison, le long-métrage était assurément le plus populaire et le plus accessible de la sélection officielle. En filigrane, il interroge sur les risques encourus par les femmes amoureuses et adultères dans le monde arabe. Cinq ans de prison ici. En vérité, hélas, le film explore à peine cette problématique, laissant place à une chronique familiale à la facture consensuelle. Le long-métrage peut également décevoir par l’écriture hasardeuse faite du personnage du mari (Lotfi Abdelli). À refuser de le dépeindre en homme violent ou dangereux, alors même que Noura le craint, le scénario se contredit.

Une telle distinction face à de telles réticences désarçonne et interpelle : ce Tanit d’or était-il un choix du cœur ou un compromis ?
Lors de la remise des prix, le réalisateur franco-sénégalais Alain Gomis (Aujourd’hui, 2017, Félicité, 2012) a insisté sur la diversité des personnalités et des opinions du grand jury qu’il présidait.
Peut-on y lire l’indice d’un accord difficile à trouver pour couronner le meilleur film ? La question reste en suspens.
Mais l’essentiel se joue ailleurs. Par-delà les polémiques éventuelles autour de la légitimité des prix attribués, la compétition officielle a brillé par ses portraits de femmes courageuses. Sur les douze films en compétition officielle, sept convoquent la force féminine dans le monde arabe.
Adolescente ou mère dépassée, la femme est montrée à des périodes de grande vulnérabilité. Et par bonheur, nul cliché, nulle démonstration appuyée. Les personnages féminins ne sont pas un prétexte à l’intrigue. Elles l’habitent pleinement.

D’abord, il y a eu la figure de la fille qui devient femme.

Avec Scales, réalisé par Shahad Ameen, la transition est allégorique, car la fille devient… une sirène. Toujours un objet de désir et de peur pour les hommes. État contre lequel Hayat, l’héroïne, se rebelle. Car, à l’âge de la puberté, celle-ci refuse sa transformation en sirène, même si c’est sa vraie nature. Elle veut être une femme parmi les hommes. Chasser comme eux.
Une question passionnante sous-tend l’histoire : pouvons-nous être toutes les femmes à la fois ? Devrions-nous choisir une partie de soi ? Est-ce un sacrifice ? Tourné en Arabie Saoudite, dans un pays particulièrement patriarcal et soumis à une forte censure, le point de vue métaphorique adopté est très habile pour exprimer les problématiques féministes.
Lenteur des plans, noir et blanc stylisé façon Bela Tarr : Scales offre l’univers le plus esthétique et réflexif de la compétition officielle. Parmi mes coups de cœur du festival, primé du Tanit de bronze.

Le film Atlantique, lauréat du Prix du Jury au Festival de Cannes et du Tanit d’argent au Festival de Carthage, met également en scène une figure mythologique : la Pénélope de L’Odyssée d’Homère. Que font les épouses de marins, quand elles ne savent pas s’ils reviendront un jour des côtes ? Pour Ada, qui perd son premier amour, le chagrin est incommensurable.
Si la réalité actuelle de l’exil des migrants sénégalais est une toile de fond au récit, Mati Diop saisit rapidement le pouvoir de la fiction et de l’imagination pour nous raconter autre chose : comment sortir d’un chagrin ? Comment refuser de prétendre aimer un homme lorsqu’on est mariée de force ? Les femmes d’Atlantique sont si fortes qu’elles défient la mort et reviennent se venger.

 

Les acteurs d' "Atlantique" de Mati Diop (Tanit d'argent)

Au fil des films présentés, ceux qui s’opposent à une vie de femme indépendante et heureuse portent des visages multiples. La juridiction et certaines lois autoritaires du Maghreb sont dépeintes comme étant un carcan pour les libertés de la femme. Elles condamnent l’adultère dans Noura rêve. Elles influencent le regard de la population : les Marocaines dans Adam (Maryam Touzani) vilipendent la grossesse hors mariage, la plupart des Algériens de Papicha (Mounia Meddour, 2019) demandent à Nedjma de porter le hijab…

Ainsi donc, le festival a dignement représenté et récompensé des réflexions sur la difficile condition féminine. Constat réjouissant.

Renaissance du cinéma soudanais

Second enchantement du festival : la promotion du cinéma soudanais, que l’on disait «  mort  » depuis vingt ans.

Le jury FIPRESCI (Prix de la Critique Internationale) a ainsi récompensé You Will Die at 20 de Amjad Abu Alala. Pour ces terres soudanaises mises en lumière, au sein d’une compétition majoritairement d’Afrique du Nord. Pour l’atmosphère singulière créée, oscillant entre des moments de tension dramatique et une légèreté de ton maîtrisée. Pour son invitation à redéfinir ce ténu trait entre la vie et la mort. Prix du meilleur scénario à Carthage, il est définitivement mon film préféré de la sélection.

Enfin, le Tanit d’or du meilleur documentaire a été remis à Talking About Trees du Soudanais Suhaib Gacem El Bari. Mise en abyme (quatre amis cinéastes essayant de ranimer le cinéma soudanais), éloge d’une vieillesse heureuse, caméra en retrait… Le charme est là.
Sortis simultanément, ces deux films sont-ils la promesse de l’émergence d’une avant-garde soudanaise, d’une nouvelle cinématographie ? L’avenir nous le dira.

Palmarès / Prix principaux attribués

– Fictions –
Tanit d’or pour la meilleure œuvre de long-métrage  : Noura rêve de Hinde Boujemaa (Tunisie)
Tanit d’argent pour un film de long-métrage  : Atlantique de Mati Diop (Sénégal)
Tanit de bronze pour un film de long-métrage  : Scales de Shahad Ameen (Arabie Saoudite)
– Documentaires –
Tanit d’or pour le meilleur long-métrage documentaire  :   Talking About Trees de Suhaib Gacem El Bari
Tanit d’argent long-métrage documentaire  : For Sama de Waad El Khateab et Edououard Watts (Syrie)
Tanit de bronze pour un film de long-métrage documentaire  : Cinq Étoiles de Mame Woury Thioubou (Sénégal)