Scarlett Johansson

Corps et âme

Elle aura trente ans cet automne, dont plus de vingt de carrière. Baby star, Scarlett Johansson s’est muée en actrice sous nos yeux dès L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (1998), elle avait treize ans. De Ghost World à Lost in Translation, elle est devenue idole du cinéma indépendant, puis muse de Woody Allen (Match Point, Scoop, Vicky Cristina Barcelona) et veuve noire de blockbusters (Captain America, le soldat de l’hiver). Dans Her elle n’avait pas besoin d’apparaître pour qu’on la voie, dans Under the Skin, à peine besoin de parler pour qu’on l’entende. Des yeux bleu-gris, une bouche à croquer, des formes avenantes, une voix de chanteuse de jazz et un sacré tempérament : Scarlett Johansson est une héroïne. Corps et âme.


 


Sur ses lèvres


C’est son visage qui ouvre L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux (1998) : cette pâleur de porcelaine égayée de grains de beauté sur la joue droite, ces yeux clairs entre le bleu et le gris et ce sourire en coin qui vient étirer ses lèvres charnues. Elle n’est encore qu’une gamine, treize ans, mais déjà tout est là. Beauté, simplicité, un air d’arrogance. Et cette voix grave, mature, qui la propulse dans le monde des adultes. Depuis, elle a toujours gardé ce quelque chose de l’enfance, malgré les formes avenantes, la sensualité tentante. « Ouvrez la bouche… moins fort… humectez vos lèvres… encore… » : les directives du peintre Vermeer dans La Jeune fille à la perle de Peter Webber (2003) sont focalisées sur ce bijou naturel qui orne le bas de son visage. Ses cils et sourcils y sont atténués, éteignant son regard, ses cheveux sont cachés par la coiffe blanche ou le turban bleu, sa bouche sans fard concentre sur elle les regards. Lorsqu’elle flamboie sous le carmin vernissé d’un rouge à lèvres, elle appelle le baiser, la morsure. Et les réalisateurs, de Match Point à Under the Skin ont filmé, capturé, enfermé dans leur cadre cet appât sanguin : « On vous a déjà dit que vous aviez des lèvres sensuelles ? ». Dans The Island de Michael Bay, un des plus mauvais films de sa carrière, où elle joue un clone sans affect qui soudain découvre, après un baiser du personnage interprété par Ewan McGregor, la magie du bouche-à-bouche, elle balance, mine de rien, la réplique culte : « This tongue thing is amazing / Ce truc avec la langue, c’est fascinant ».


Scarlett, as-tu du corps ?


Sous le voile rose de la culotte, la paire de fesses est sublime. Enfantine encore et déjà tellement femme pourtant : c’est le seul plan sexy de Lost in Translation (2003), le corps de Scarlett Johansson étant très pudiquement respecté le reste du temps par la réalisatrice Sofia Coppola. Charlotte, très jeune mariée, se sent « coincée » et demande à l’acteur has been venu au Japon pour cachetonner pour une marque de whisky si « ça s’arrange ». Ce qui se noue entre ces deux-là est de l’ordre de la compréhension mutuelle et d’un humour partagé qui se jouent au-delà de l’âge, au delà du sexe. Il faut dire que son partenaire s’appelle Bill Murray ; au concours des « pince -sans-rire », on ne sait lequel gagne. Le plan le plus sensuel ? Lorsque finalement Charlotte et Bob parviennent à s’endormir, tout habillés et côte à côte dans le même lit, il pose doucement sa main sur le pied de la jeune femme… Qu’elle joue les créatures chez Woody Allen ou les super-héroïnes à silhouette de bombe dans les blockbusters estampillés Marvel, qu’elle joue les bimbos chez Joseph Gordon-Levitt (Don Jon) ou les extra-terrestres chez Jonathan Glazer (Under the Skin), ce corps est sa panoplie de femme fatale. Elle la revêt ou s’en sépare à l’envi. «Vous me trouvez jolie ? Vous êtes une bombe ! » Ce qui est beau dans le film de Jonathan Glazer, c’est que son personnage est constamment surpris du pouvoir hallucinant de ce corps. Un peu comme Scarlett, qui se vit autrement qu’en Jessica Rabbit, et s’agace quand on lui pose des questions genre « ça fait quoi d’être un sex-symbol ? » … Ce corps est un atout et une calamité. Ses choix cinématographiques sont la preuve d’une conscience aiguë de cette dualité. Et lorsqu’elle dit, en recevant son César d’honneur des mains de Quentin Tarantino, qu’elle « commence seulement à comprendre ce métier », c’est peut-être une demi-vérité. Il y a longtemps qu’elle en a trouvé le sens et que parmi les douze travaux d’Hercule, elle en a réalisé quelques-uns, domptant notamment l’hydre du paraître et de la superficialité qui lui mange dans la main et la suit comme un petit chien.


Il était une voix


Déjà, dans L’Homme qui murmurait à l’oreille des chevaux de et avec Robert Redford, elle affirme ses répliques de petite fille en colère avec cette voix grave qui ne va cesser de s’aggraver par la suite. Or à l’époque, on ne peut certes pas envisager qu’elle fume deux paquets de cigarettes par jour… D’où vient donc cette voix ? Dans Ghost World de Terry Zwigoff, le duo de pestouilles formé par Thora Birch (casque à la Louise Brooks et lunettes cerclées) et Scarlett Johansson (top moulant vert pomme et phrasé de vieux sage indien) est de ceux qu’on n’oublie pas. Cette voix, c’est à la fois le timbre d’une femme fatale, et une sorte de mélodie euphorisante frappée au coin de l’ironie. Le rire n’en est jamais très éloigné. Rire de gorge, cri du cœur. Dans Her de Spike Jonze, elle personnifie Samantha, intelligence artificielle qui tient compagnie au solitaire Joaquin Phoenix : on ne la voit jamais, mais on l’entend si bien qu’elle est partout à l’écran. Cette performance eût mérité un Oscar : autant de présence dans une absence, ça vaut bien une statuette dorée, non ? Ironie chérie : elle ne dit presque rien dans Under the Skin : comme quoi la demoiselle n’a pas fini d’aller là où on ne l’attend guère.