L’innocence se perd, mais l’enfance se quitte-t-elle jamais ? Elle déborde partout de Lost River, le premier film de Ryan Gosling, avec ses premières images d’un petit garçon qui marche à travers des herbes folles autour d’une maison.
L’acteur derrière la caméra répète : « Ce film est un conte de fées ». Fairy tale ? Un cauchemar plutôt, de pure terreur intime et sociale. Tout a lieu dans les quartiers déchus de Détroit, la ville avec des fantômes, des maisons abandonnées et vides. Quand il a passé la frontière, le Canadien voulait voir le rêve américain. « J’étais amoureux de l’Amérique, comme tous les gamins de mon pays. Je la fantasmais comme une pin-up girl qu’on épingle au mur ». Il avait rêvé, un rêve romantique et idéal, mais quand il a découvert enfin Détroit, il a vu le rêve brisé, la vie en éclats, la ville en faillite. Pendant un an, il est venu et revenu dans la ville du Michigan, la ville du moteur, la ville de la musique, la ville des labels pionniers, de la Motown et de la techno. Il a filmé sans attendre, l’argent, l’administration, les feux verts, filmé avec sa camera Red, des images brutes, incandescentes, dures. Les premières images de la rivière perdue s’enregistraient, les premières d’un film viscéral et organique saisissant toute l’étrangeté cramée et la folie crépusculaire de Détroit. Au bord de la rivière perdue, il a filmé dans des eaux troubles à l’onirisme lynchéen une cité engloutie, un royaume sous-marin, la métaphore même de la submersion de Détroit, la grande ville épave, en ruine, disparaissant, sombrant.
L’eau et les rêves. Quand il était enfant, Ryan Gosling avait pris une route et nagé dans une rivière recouvrant d’anciens villages. Quand il l’a su, il a éprouvé un profond malaise et il n’a plus voulu nager dans ces eaux, au-dessus d’anciennes vies. Très longtemps, ce souvenir l’a hanté et il a ressurgi dans son film, tout plein d’autofiction, tout empreint de lui, de ses réminiscences-là, remontées de l’enfance à la surface de Lost River. De son enfance encore, il a ramené la figure de la mère. Sa mère. À la figure de Billy, la mère célibataire de son film, incarnée par Christina Hendricks, il superpose sa propre mère, qui l’a élevé seule. Sa mère était belle, les hommes la sifflaient dans la rue, tournaient autour d’elle avec leurs voitures, l’enfant Ryan voyait en eux des monstres. Ses yeux les grossissaient en prédateurs. Il les voyait loups et requins. L’enfance de Lost River, c’est son enfance, et le film, son miroir, sa traversée. L’acteur ne joue pourtant pas dans son film qui le contient. Mais c’est lui encore que l’on voit, à travers le personnage du chauffeur de taxi joué par Reda Kateb, qu’il filmait longtemps, derrière son volant, roulant, attendant l’instant, le moment qui ferait la scène, sa justesse et son exactitude. C’est le seul rôle qu’il aurait voulu pour lui, s’il avait joué dans son propre film. Il aurait été ce chauffeur, « le cœur, l’âme, la conscience du film », dit-il. On se serait souvenu alors de Drive, film urbain et motorisé de Nicolas Winding Refn, quand Ryan Gosling traversait Los Angeles, cité d’anges et de démons, au volant d’une voiture aux trajectoires folles et meurtrières. L’acteur canadien en était le héros taciturne, il était là, à la fois présent et à distance des choses, stoïque et impénétrable. L’air ailleurs. Comme s’il était resté au bord d’une rivière perdue.