« Je ne me suis jamais considéré comme un acteur de cinéma intéressant. » Michel Bouquet
La première fois que j’ai découvert Michel Bouquet, j’avais 16 ans. Je venais de découvrir La mariée était en noir de François Truffaut (1968), grâce au ciné-club de mon lycée, pilote dans l’enseignement du cinéma. Je me souviens d’avoir été immédiatement saisie par la singularité de cet acteur, loin des canons de la beauté classique, mais qui irrésistiblement attirait les regards. La Femme infidèle de Claude Chabrol (1969) est le second film choc que je découvre en même temps. Mari infidèle, il tue l’amant (Maurice Ronet) de sa femme, interprétée par Stéphane Audran, avec une bestialité qui explose, alors qu’elle était sévèrement refoulée sous des dehors policés. C’est véritablement Claude Chabrol qui, dès la fin des années soixante, lance sa carrière cinématographique, où depuis, Michel Bouquet, formé au théâtre, apporte au cinéma une figure unique, parfois malsaine, souvent inquiétante.
Austère et brûlant, personnage au charisme troublant tant sa photogénie était unique, tel était Michel Bouquet dans les nombreux rôles qu’il a interprétés au cinéma, de Claude Chabrol à François Truffaut (La Sirène du Mississippi 1969), et surtout chez Yves Boisset, où il joue une crapule absolue, un flic corrompu dans Un condé (1970).
Michel Bouquet, comme Georges Sanders avant lui ou plus récemment Anthony Hopkins, donne à tous ses rôles une inquiétante présence. Presque monolithique, tout en intériorité, peu loquace, avec une voix grave d’un charme vertigineux, son jeu travaille l’ambiguïté, où souvent une sourde violence surgit. Il est paradoxal de constater que les films cités, datant de la période post 1968, soient aussi sombres. Il donnait à ses personnages une rage intense, secrète. L’intensité de son jeu est ce qui le caractérise le plus, alors même qu’il offre un visage quasi impassible, dans une froide neutralité souvent effrayante.
Est-ce parce que la figure présidentielle relève encore du tabou dans le cinéma français qu’il accepte d’incarner François Mitterrand dans le film de Robert Guédiguian Le Promeneur du Champ-de-Mars (2004), un monstre politique qui, comme lui, a vécu la collaboration ? Pour ce rôle, il a reçu le César du meilleur acteur, le second après celui qui lui fut décerné pour le film d’Anne Fontaine Comment j’ai tué mon père (2002). Auprès de Charles Berling, un médecin acclamé, il incarne une troublante figure de la paternité. Après des années d’absence radicale, il revient, tel un fantôme, hanter ce fils qui ne le connaît guère. Sous ses dehors distants de père taciturne, le comédien laisse percevoir une fragilité absolument bouleversante.
Avec la mort de Michel Bouquet, ce n’est pas seulement un formidable acteur que nous perdons, c’est aussi et surtout la possibilité pour chacun de sonder les parts sombres qui se nichent dans l’âme humaine et qu’il a su si intensément incarner. Même s’il n’a jamais joué pour Robert Bresson, il n’est pas inexact de le relier à son art de la droiture comme de l’effacement, où vibrent les pulsions comme les passions.
Nadia Meflah