The Power of the Dog, Licorice Pizza et Spencer : trois films liés par leur compositeur, qui incitent à tendre l’oreille pour mieux les contempler.
Il est toujours réjouissant de pouvoir associer une personne à des films qui bouleversent, questionnent, dérangent. Des films qui ont un impact sur notre vie de spectateur. Cette affinité va naturellement vers des cinéastes, comédiennes et comédiens qui sont comme un gage de qualité, une source de réconfort contenant son lot de promesses. Parfois, le coup de cœur est musical et c’est le cas avec Jonny Greenwood. Monument du rock au sein de Radiohead, nous l’avons aussi découvert ou redécouvert au cinéma, notamment grâce aux films de Paul Thomas Anderson, qu’il met en musique avec une finesse rare. En un peu plus d’un mois, on a vu son nom partout : The Power of the Dog, Licorice Pizza et Spencer. Trois grands films qui ont tenu toutes leurs promesses, réalisés par Jane Campion, Paul Thomas Anderson, Pablo Larrain, soit le fleuron du cinéma indépendant actuel. En vingt ans, Johnny Greenwood signe donc sa onzième bande originale, faisant de lui un compositeur discret, mais qu’on souhaiterait entendre davantage, tant l’aura qu’il insuffle aux films est puissante et résonne encore au creux de l’oreille.
Ses débuts au cinéma remontent à 2003 ; Jonny Greenwood sort pour la première fois des morceaux en solo, accompagnant un documentaire expérimental de Simon Plummer, Bodysong. C’est un accomplissement pour le musicien, qui a carte blanche et peut continuer l’expérimentation déjà en cours au sein de Radiohead : une distorsion extrême des sons et l’introduction de nouveaux instruments comme les “ondes Martenot” (un des premiers claviers de musique électronique). Deux ans plus tard, il prolonge ce travail en solitaire et réalise Popcorn Superhet Receiver, une pièce pour orchestre à cordes commandée par la BBC en 2005. Il y affirme une volonté de rendre hommage à Olivier Messiaen et Krzysztof Penderecki, des compositeurs de musiques contemporaines qu’il admire et qui nourrissent encore son œuvre. Le résultat séduit Paul Thomas Anderson, qui est en train de travailler sur le scénario de There Will Be Blood. C’est la première fois que les deux hommes se contactent. Jonny Greenwood réarrange ses morceaux et en écrit de nouveaux, jusqu’à composer l’intégralité de la bande originale du film. La partition du musicien participe à en faire un véritable chef-d’œuvre. Les cordes stridentes traduisent parfaitement la démence du personnage. Le film est tendu, oppressant et nous hante durablement. Ce coup d’éclat marque le début d’une longue association avec le réalisateur. On peut même parler d’une collaboration fusionnelle, puisque, en parallèle des films qui s’enchaînent : The Master, Inherent Vice, Phantom Thread, Paul Thomas Anderson rentre aussi dans l’univers de Jonny Greenwood. Il réalise des clips pour Radiohead et documente la session d’enregistrement indienne d’un album incroyable du guitariste, dans Junun.
Ensemble, ils réhabilitent une manière de créer de la musique de film, assez rare aujourd’hui pour être soulignée. Les modes de production actuels ont plutôt tendance à faire arriver le compositeur en bout de course, au moment d’un premier montage. Au contraire, Jonny Greenwood et Paul Thomas Anderson échangent dès l’arrivée d’un premier script permettant de laisser mûrir le projet et d’impliquer la musique très tôt dans le processus créatif. Cette spécificité participe à rendre la musique indissociable des films puisqu’elle est dans l’ADN même du projet.
Cette collaboration est aussi représentative du statut bien particulier des deux artistes. Paul Thomas Anderson est l’un des seuls réalisateurs indépendants à obtenir encore des budgets conséquents par les studios. Il a le dernier mot et s’investit dans tous les aspects de ses films. S’il souhaite penser la musique avant d’avoir même tourné un seul plan, il peut se le permettre. Pour Jonny Greenwood, cette méthode est plus souple et moins contraignante. C’est idéal pour un musicien qui n’a jamais vraiment appris à travailler pour le cinéma. Il peut écrire librement sans se soucier des contraintes qu’impose un premier montage. En interview, il souligne souvent n’avoir toujours pas composé sur une scène de course-poursuite, ni réellement écrit en imbriquant précisément musique et dialogue. En sous-texte, comprendre qu’il se considère comme néophyte dans ce milieu. L’actualité récente, avec les trois films sur lesquels il vient de travailler, démontre pourtant le contraire.
Dans la continuité de son travail avec Paul Thomas Anderson, il signe le seul morceau original de Licorice Pizza. Entre David Bowie ou les Doors, qui accompagnent cette romance dans le Los Angeles des années soixante-dix, difficile de trouver sa place dans une B.O. déjà chargée. Pourtant, le morceau culmine au sein du film. Il est le déclencheur de toute l’émotion contenue jusqu’ici. Jonny Greenwood convoque une harpe pour jouer un air simple, comme une comptine. Une mélodie qui rapidement se dédouble en deux voix différentes, chacune à son rythme, mais fonctionnant parfaitement ensemble. On peut presque y voir une évocation délicate du duo Alana Haim et Cooper Alexander Hoffman, qui crève l’écran. Le musicien pourrait même tenir ici sa séquence de course-poursuite. Une course aérienne et légère, qui aurait troqué voitures et vitesse pour un rapprochement délicat et maladroit entre les deux personnages. Un travail d’orfèvre, où les images semblent ralenties au rythme de cette musique suspendue. Sa douceur tranche ainsi avec le reste de la B.O. de Licorice Pizza. Pourtant, une fois encore, c’est bien cette scène et cette musique qui restent avec nous au sortir de la salle.
Pour Spencer, le film de Pablo Larrain librement inspiré du parcours de Lady Di, Jonny Greenwood reprend les méthodes qui ont fait le succès de sa collaboration avec Paul Thomas Anderson. Impliqué très tôt sur le projet, il a pu faire mûrir tout un monde musical. Sa première idée était de reprendre l’approche qu’il avait utilisée pour travailler sur le thème de Daniel Day Lewis dans Phantom Thread, à savoir imaginer ce que le personnage peut écouter pour déployer son univers sonore. Avec cette démarche résonnerait donc dans les oreilles de Diana Spencer un pastiche de Wham et Dire Strait. Il arrive rapidement à la conclusion que le pop-rock ne sera pas le plus approprié pour retranscrire le malaise grandissant du personnage au sein de la famille royale anglaise. Finalement, Jonny Greenwood se dirige vers un genre dans lequel on ne l’attendait pas, le free-jazz. Cette musique, libre par définition, se fait le reflet de l’émancipation du personnage interprété par Kristen Stewart. À l’écran, les notes de trompette tranchent avec la musique baroque, calme et conventionnelle, qui accompagne la reine et son entourage. Il confronte même les genres au cours d’un seul morceau, lors d’une scène de banquet. Quelques musiciens accompagnent Diana Spencer, qui s’installe à table dans une atmosphère monarchique et feutrée. Jonny Greenwood veut donner l’impression de substituer un par un les musiciens classiques par des musiciens de jazz. L’effet est saisissant puisque, au cours du repas, le quartet de musique baroque s’enraye et le morceau initial se transforme en de longues notes dissonantes, qui oppressent Lady Di. La musique est centrale dans le film. Elle prolonge et décuple les émotions et sensations qui naissent à l’image, en procurant à l’œuvre de Pablo Larrain une intensité remarquable.
Dans The Power of the Dog, Jonny Greenwood réinvente la musique de western autant que Jane Campion transfigure le genre. Une fois encore, il arrive sur le film bien avant le tournage. Sa première idée est de travailler sur la bande-son à l’aide d’un banjo, l’instrument joué par Benedict Cumberbatch. Là encore, il sent qu’il n’arrivera pas à instaurer le climat tendu que demande le film. Il repart alors de son violon, sur lequel il scotche les cordes pour se rapprocher de la sonorité du banjo. Ce léger décalage produit un son familier, mais non identifiable permettant d’accompagner les relations malsaines du cow-boy.
Dans une autre scène, il utilise un piano légèrement désaccordé, déjà entendu dans à peu près tous les westerns de l’histoire du cinéma. Un nouveau décalage s’opère ; les notes s’enchaînent à un rythme effréné, beaucoup trop rapide pour qu’une personne puisse le jouer. Le compositeur a en fait utilisé la musique assistée par ordinateur pour programmer l’ensemble du morceau. Le résultat produit une œuvre répétitive et robotique. La modernité apportée par les machines casse un modèle vu et revu, qui tourne à vide à l’image du personnage de Benedict Cumberbatch, qui s’enferme dans un modèle masculiniste à outrance.
Ces deux exemples montrent toute l’ambition de la musique de The Power of the Dog. Jonny Greenwood est allé piocher dans l’univers sonore du western en gardant seulement quelques idées qu’il réarrange et altère. Le résultat sert parfaitement l’œuvre de Jane Campion, qui opère le même type de décalage dans son scénario. Le compositeur signe peut-être sa BO la plus aboutie, retrouvant les ambiances oppressantes qui ont fait sa marque de fabrique dans There Will Be Blood ou le Beautiful Day de Lynne Ramsay. Cela étant, il se montre aussi capable d’une véritable douceur, qui peut faire écho aux mélodies rêveuses qui accompagnaient Joaquin Phoenix dans Inherent Vice.
Avec cette triple sortie, Jonny Greenwood s’impose comme un véritable portraitiste musical. Il mène un travail d’écriture minutieux et fascinant. Son approche et ses propositions, toujours en léger décalage par rapport à ce que l’on pourrait attendre, lui permettent d’être au plus près des personnages. Il explore des sonorités radicalement différentes et parvient à cerner tour à tour un couple batifolant, une princesse qui rêve d’ailleurs et un cow-boy toxique. Il devient donc difficile de laisser le musicien encore dire qu’il est loin d’être un compositeur de cinéma. Si la consécration vient d’abord de la qualité indéniable des films, elle se constate également du côté des récompenses. Le musicien a été nommé aux Oscars pour Phantom Thread en 2018 et cette année le film de Jane Campion part en grand favori de la cérémonie avec douze nominations, dont celle de la meilleure musique pour Jonny Greenwood.
Léo Ortuno