Un portrait d’Alain Delon, disparu le 18 août 2024 à Douchy–Montcorbon.
Formé par René Clément, Luchino Visconti, Michelangelo Antonioni et surtout Jean-Pierre Melville, Delon faisait un distingo entre un comédien et un acteur. Le premier, selon lui, bénéficie d’un enseignement dispensé dans une école d’art dramatique, comme son rival et néanmoins ami, Jean-Paul Belmondo ; le second se forme sur le tas, étant devenu acteur d’une manière fortuite, comme l’ancien acrobate qu’avait été Burt Lancaster et comme lui-même, qui devait son premier rôle dans Une femme qui s’en mêle (1957) à la femme d’Yves Allégret. Celle-ci l’avait recommandé auprès de son mari pour son physique, le réalisateur l’engageant pour une autre raison : son comportement très naturel. Deux raisons qui justifient ce distingo en lui adjoignant instinctivement une caractéristique qui est le propre des grandes stars de tout spectacle vivant : la présence. Delon en était effectivement doté d’une manière flagrante et allait l’afficher avec un panache constant tout au long de sa carrière.
La présence est un phénomène qui n’est pas le propre des acteurs. On la trouve dans tous les domaines fondés sur la communication et celles et ceux qui en sont dépourvu(e)s ne peuvent jamais dépasser un certain niveau de reconnaissance publique. Alain Delon crevait l’écran, qu’il y apparaisse en tant que battant (Flic Story, Jacques Deray, 1975), battu (Le Professeur, Valerio Zurlini, 1972) ou bateleur (Un amour de Swann, Volker Schlöndorff, 1984). Sa présence se manifestait au moyen de l’exploitation signifiante de plusieurs parties de son anatomie. À commencer, comme il le faisait souvent remarquer et l’imposait à ses metteurs en scène sans envergure, par le regard. Celui-ci était souvent tendu, fixant son interloctuteur de manière perçante, les yeux plissés, l’acteur s’interdisant de les cligner. L’effet était alors foudroyant (Le Battant, Delon, 1983). L’effet inverse était tout autant impressionnant : le regard était doux, attendri, ému, perdu, les yeux écarquillés, encadrés par ses sourcils en forme d’accent grave, et le personnage se trouvait déconcerté, désarçonné, à la dérive, touchant (L’Insoumis, Alain Cavalier, 1964). D’où l’importance qu’accordaient ses meilleurs réalisateurs aux gros plans, véhiculant ainsi les profondeurs les plus complexes de ses divers personnages (Le Samourai, Jean-Pierre Melville, 1967). Un regard bleu, cerné de noir, qui captait la lumière et la réfléchissait, aveuglant tout sur son passage. Une touche naturelle, exploitée consciemment, qui captiva quiconque la perçut de Paris à Tokyo.
Par la gestuelle également. À le voir manipuler sa raquette de tennis de manière enjouée et insolente dans la deuxième séquence des Félins de René Clément (1964), on comprend immédiatement à quel type de personnage le scénario nous expose. Delon avait une façon bien à lui de jouer de ses membres. Les bras souples et ballants, les mains nerveusement agitées, les paumes tournées vers l’arrière, il signifiait à l’aide d’une riche palette tout un ensemble de caractéristiques psychologiques, morales ou autres, que le spectateur percevait instantanément, comme dans la séquence d’ouverture de La Piscine (Jacques Deray, 1969). Allongé, il tapote l’eau négligemment de la main gauche, repose le bras le long du bord de la piscine, un doigt encore dans l’eau, puis, de la main droite, saisit un verre, en boit le contenu, laissant le verre reposer sur sa bouche, puis le retirant. En quelques secondes, nous savons à quel type d’individu nous avons affaire dans cette histoire de rivalité amoureuse. Il en allait de même de sa manière de se mouvoir. Un lancer de jambes volontaire, une démarche équilibrée, porteurs d’un buste tenu très droit, prouvaient que les éventuels obstacles rencontrés par le personnage ne sauraient longtemps entraver son parcours (Borsalino, Jacques Deray, 1970). Un comportement à la fois spontané et bigger than life, qui constitue l’essentiel d’une présence fondamentalement cinématographique. À quoi s’ajoutait un timbre de voix ferme et précis, qui, avec le temps, la voix s’enrayant, devint de plus en plus imposant, voire sans appel ou, au contraire, désespéré (Nouvelle Vague, Jean-Luc Godard, 1990).
Un don naturel que l’acteur sut porter à son point de perfection en travaillant de façon souvent acharnée. Choisi par Visconti, malgré un physique insuffisant, pour incarner le rôle d’un paysan forcé de devenir boxeur pour subvenir aux besoins de sa famille dans Rocco et ses frères (1960), il s’entraîna des jours durant à l’art pugilistique avec la même détermination que celle des deux acteurs qu’il vénérait le plus à ses débuts, pratiquant la Méthode et férus d’hyperréalisme, John Garfield et Montgomery Clift. Un goût du travail bien fait, qui, sur les plateaux, le poussait à donner le meilleur de lui-même, répétant sans interruption les prises d’une même scène, jusqu’à ce qu’il soit satisfait du résultat. Souvent, c’était lui qui décidait alors d’arrêter la caméra, comme il le fit lors du tournage de Notre histoire (Bertrand Blier, 1984). Un perfectionniste qui nous laisse un nombre élevé de joyaux du 7e art, à la réussite desquels son physique exceptionnel, l’aisance de sa présence et le développement progressif de son talent d’acteur ont considérablement contribué.
Michel Cieutat