Cher Philip,
C’était au mois de février dernier. Un dimanche. Comme si ce n’était pas assez triste, déjà, un dimanche de février… Mais non. Il a fallu que les manchettes complètent le travail, nous annonçant votre mort, à 46 ans, des suites d’une probable overdose.
L’émotion qui a saisi le monde cette triste journée n’était pas feinte. L’inattendu de la nouvelle, bien sûr. Mais aussi le choc devant la perte de votre talent, de votre présence, toute en seconds rôles, mais qui n’avait rien de celle d’un second couteau. Comment faisiez-vous ça, Philip ? Bouffer l’écran, littéralement, comme un monstre, même quand il n’était pas votre écrin principal. Peut-être était-ce voulu, d’ailleurs ? Point trop n’en faut, disent les grands-mères…
Dieu sait qu’on en aurait encore pris, Philip. Une ou deux scènes de plus à s’engluer avec vous dans ce personnage de perchiste marquant dans Boogie Nights. Quelques secondes supplémentaires à vous voir hurler « Shut the fuck up! » à Adam Sandler dans Punch Drunk Love. Davantage de votre présence infirmière dans Magnolia.
Paul Thomas Anderson avait saisi mieux que n’importe quel autre cinéaste ce dont vous étiez capable. Plus que Bennett Miller qui vous fit gagner votre Oscar avec Capote, oui, même plus que lui, ou que Cameron Crowe, que Todd Solondz, que Charlie Kaufman, George Clooney ou que les Coen. Sidney Lumet, dans Before the Devil Knows You’re Dead l’avait compris lui aussi. Mais il n’aura pas eu le temps comme Anderson de ménager son suspense. De nous réserver – mieux, de vous réserver à -, plus grand, plus fort, plus troublant. Anderson attendait, comme nous, le rôle où vous alliez pouvoir laisser exploser votre charisme, tout en suavité hypnotisante et en crise de rage tonitruante. Et c’est chez lui, devant lui, face à aussi instable que vous (Joaquin Phoenix) que vous êtes devenu le maître. Littéralement. Symboliquement. Il paraît que vous l’étiez déjà au théâtre, là où vous aviez débuté, là où votre dégaine d’ogre plus grand que nature trouvait peut-être de quoi s’installer plus à son aise que sur un écran. Comment en douter ? Nous ne le vérifierons jamais. Mais nous resteront vos films, quelques séquences de ci de là, si marquantes qu’en sortant du film, on pouvait quand même dire : « J’ai vu le dernier Philip Seymour Hoffman. ».
Oui, vous étiez de ce type, Philip. Incandescent. Palpitant. Refusant le jeu naturaliste imposé par le Nouvel Hollywood et dont les acteurs américains ne se sont pas encore ébarrassés, pour mieux imposer votre style à vous, fabriqué, composé, parfois aux limites du cabotinage, mais qui laissait respirer l’intériorité de vos personnages, leur ajoutant complexité,
profondeur et mystère d’un simple rictus de votre bouche ou d’une veine palpitant sur votre cou. En leurs temps, Brando, Welles, Gandolfini aussi réussissaient la même chose. Être inévitable et insaisissable, physique et ambigu, fort et vulnérable en même temps. Un clair-obscur vivant, aussi fascinant que repoussant, séduisant qu’effrayant.
Cher Philip. Cher maître de la nuance intense, ou le contraire. En février dernier, vous nous avez peut-être quittés, nous laissant trois dernières offrandes (bouleversant chez Anton
Corbijn, encore à découvrir dans une adaptation de Peter Dexter, God’s Pocket, ou dans le prochain volet de Hunger Games). Mais cela faisait longtemps qu’aux yeux des cinéphiles, vous étiez devenu immortel. Vous nous manquerez.