Un homme, sa guitare et son chat. Autour de trois figures imposées, les frères Coen tricotent Inside Llewyn Davis pour mieux réaffirmer l’essence même de leur cinéma tout en réinventant ce dernier. Un coup de maître(s).
1984. L’ambiance est plutôt morose dans le jeune cinéma américain qui se cherche encore quelques maîtres à penser après le faste du Nouvel Hollywood. Un plan, suivant un enchaînement d’images de champs de pétrole, va venir le réveiller. À l’intérieur d’une voiture, en pleine nuit, deux silhouettes, de dos, en contre-jour. Dehors, la pluie tombe à verse. Une voix de femme prononce ces mots : « il m’a offert un petit pistolet pour notre premier anniversaire. Je me suis dit que j’allais partir avant de l’utiliser sur lui ». La femme fatale, la claustrophobie, l’expressionnisme, le cauchemar, le destin nourri à la paranoïa et le souvenir vif de The Killers de Robert Siodmak (1946), puis de The Postman Always Rings Twice (Tay Garnett, 1946) s’incarnent à l’écran… d’emblée, le ton est donné. D’emblée, les Coen viennent de créer leur univers avec ce petit bijou aux allures de diamant brut qu’est Blood Simple, celui d’un cinéma qui ne cessera de faire s’entrecroiser grands genres nobles et petits sous-genres snobés (le film noir et le gore, le film de gangsters et la science-fiction, le western et la comédie…). Mais aussi grands archétypes de personnages et banalité quotidienne (le cow-boy héroïque, bloc de virilité, devient par exemple une gamine de 14 ans dans True Grit), situations aux enjeux dramatiques certains et humour absurde cinglant, déstabilisant (la mystérieuse tornade de A Serious Man).
Bien sûr, au cours de cette carrière exemplaire, les deux frangins auront connu des hauts (Fargo, The Big Lebowski, Miller’s Crossing…), des très hauts (Barton Fink, The Man Who Wasn’t There, No Country for Old Men…) et des bas (The Ladykillers, Intolerable Cruelty…). Mais comment tenir rigueur à ces cinéastes-scénaristes de quelques passages à vide, eux qui n’ont eu de cesse d’affirmer leur singularité, leur cohérence, traçant leur chemin sans se soucier une seconde du grand cirque qu’est devenue l’industrie du cinéma américain, carburant à la popularité de façade et au cynisme publicitaire.
Pourtant, les Coen en auront gagné comme les autres, des prix et des récompenses, remportant même ce pari fou de concilier intégrité artistique et satisfaction du public. Du cinéma commercial d’auteur, enterrant les bonnes vieilles rancœurs sur l’autel d’une impulsion artistique sincère et néanmoins préoccupée par le plaisir ? Et pourquoi pas.
À ce titre, Inside Llewyn Davis, chronique des mésaventures d’un chanteur folk dans le Greenwich pré-Dylan, récompensé du Grand Prix du Festival de Cannes (après une Palme en 1991 pour Barton Fink et trois fois le prix de la meilleure réalisation, rien que ça), pourrait presque servir de clé à qui se mettrait en tête de démêler l’écheveau de la pensée et de la méthode coenienne. Un film qui contiendrait tous les autres, où pourrait se lire l’œuvre en entier, mais qui réussirait, en plus, l’exploit de la renouveler, de lui donner cette impulsion nouvelle qui fait que les vrais grands ne s’assèchent jamais.
Un film-somme, Inside Llewyn Davis ? Oui, évidemment. Au point que cette synthèse qui s’auto-vampirise autant qu’elle s’auto-régénère finit par donner le tournis. Car tout y est. Le plus anodin, comme ces clins d’œil au travelling subjectif au ras du sol de Blood Simple, aux seconds rôles délirants (la secrétaire de l’agent de Davis) de Fargo ou à l’étranger au chapeau, évoquant forcément celui de The Big Lebowski. Mais surtout, le plus profond. D’abord, par la présence du rêve, thème majeur de leur cinéma (celui dans les bois de Miller’s Crossing, ceux de Barton Fink, de la policière enceinte de Fargo ou du Dude…), ici réactivé en ouvrant chaque plan où il figure par le réveil de Llewyn et par cette structure narrative faisant de la boucle un motif aussi hypnotique que puissant. Puis, bien sûr, par le mélange des genres, qui nous fait virevolter entre la chronique musicale, le road-trip sans destination, le portrait d’artiste ou le fantastique. Mais surtout, et peut-être principalement, par le ton. Cet étrange amalgame d’espoir et d’amertume, d’allégresse et de mélancolie, de désenchantement et de légèreté (la musique de T-Bone Burnett, qui prend aux tripes dès la sublime scène d’ouverture, y est pour beaucoup). Il y a dans ce cinéma un désir idéaliste d’intégrité artistique et de prosaïsme pur, alors que les deux frères, entomologistes tendres et féroces à la fois, observent avec une minutie affolante l’impossibilité intrinsèque de réussite du grand rêve américain (la gagne n’est même pas qu’improbable chez les Coen, elle n’existe tout simplement pas). Comme dans Barton Fink ? Oui, comme dans Barton Fink. Exactement comme dans Barton Fink, film-cerveau magnifique dont Inside Llewyn Davis semble sans cesse vouloir venir clarifier le propos.
Mais, et c’est là la marque des grands, Inside Llewyn Davis est autant un film globalisant qu’une œuvre du renouveau. Des acteurs (si John Goodman, l’habitué, est là, ce sont les nouveaux visages de Carey Mulligan et surtout d’Oscar Isaac, grand échalas triste et attachant, que le film révèle), mais aussi de la direction photo. Car si les deux frères ont fait de Roger Deakins leur grand metteur en lumière, c’est cette fois au plus doux Bruno Delbonnel qu’ils ont confié le soin d’éclairer cette odyssée à échelle humaine, teintant son atmosphère d’une délicatesse poudrée et singulière, presque kubrickienne et jamais observée dans leur cinéma jusqu’alors.
The Times, They Are a-Changin’ chantait Dylan de sa voix éraflée. Oui, mais savoir d’où l’on vient peut aussi calmer l’angoisse de ne pas savoir où l’on va, répondent les Coen dans ce qui est peut-être, à ce jour, leur plus beau film.