Retour, non pas de l’acteur-réalisateur comique, mais de l’interprète de films dramatiques, domaine où il avait déjà excellé, en 1983, dans La Valse des pantins de Martin Scorsese. Cette fois, il tient le rôle-titre de Max Rose où il campe un pianiste de jazz qui se rend compte, juste avant le décès de sa femme, que leur long mariage a reposé sur le mensonge. Un rôle dans un film indépendant, signé Daniel Noah, que Lewis déclare touchant et dont on pourra apprécier la qualité lors de sa prochaine présentation au festival de Cannes, qui, d’autre part, lui rend un hommage plus direct en présentant la version restaurée du Tombeur de ces dames (1961), dans la section Cannes Classics.
Un hommage des plus mérités, qui, espérons-le, pourrait permettre une reprise en salles de ses meilleurs films depuis ses débuts, en 1949, aux côtés de son partenaire Dean Martin dans Ma bonne amie Irma. Une première apparition où il créa d’emblée son image de marque, en parfaite adéquation avec celle de son temps : l’innocence en péril. La Deuxième Guerre mondiale menée sur deux fronts, la découverte traumatisante des camps d’extermination nazis par les G.I.s non informés, les deux bombes américaines lancées sur Hiroshima et Nagasaki, l’absurdité de la guerre froide avaient alors conduit les Américains à douter de leur « destinée manifeste », à savoir leur désir de renouer – en conquérant leurs grandes plaines – avec l’innocence des origines bibliques, puisque Thomas Jefferson leur avait assuré que « l’homme n’est pas fondamentalement mauvais ». Ainsi pensaient-ils offrir au monde un mode de vie exemplaire, dont il suffirait de s’inspirer pour améliorer la condition humaine. Une belle intention soudain remise en question.
Outre Jerry Lewis, à travers son personnage de « The Id », (l’idiot) des acteurs et actrices comme Montgomery Clift, James Dean, Marilyn Monroe ou Audrey Hepburn arboraient le même étendard d’une pureté à préserver contre vents et marées. Il en allait de même de Holden Caulfield, le protagoniste de L’Attrape-coeurs de J.D. Salinger (1950), qui mettait tout en œuvre pour protéger le monde de l’enfance et surtout sa petite sœur de la corruption urbaine.
La jeunesse américaine des « Fifties » s’identifia instantanément à tous ces êtres de fiction qui souffraient de devoir côtoyer une foule d’aliénés du matérialisme, de l’argent et de toute forme de pouvoir.
Jerry Lewis, tout au long des années cinquante et soixante, principalement à la Paramount, incarna donc ce personnage de « The Id », dont il créa la singularité du comportement, imagina la plupart des gags causés par lui, puis, à partir de 1960 (Le Dingue du palace), assura la réalisation même des films (dont le célèbre Docteur Jerry et Mister Love en 1963). Un personnage qui devint très rapidement le plus emblématique de l’époque. Gamin attardé, il accumulait les gaffes dont il se rendait très vite compte et exprimait aussitôt sa culpabilité au moyen d’une gamme variée de grimaces hilarantes. Des gaffes dont étaient victimes les divers adultes auxquels il était confronté et qui finissaient par s’amender. Héritier direct de Stan Laurel (que Lewis vénérait), il se distinguait de lui d’une manière manifestement sociologique, puisque ses partenaires étaient tous des individus dotés des pires intentions propres à l’air du temps, alors que Laurel avait pour comparse Oliver Hardy, dont la présence à ses côtés était avant tout tutélaire.
La popularité de Lewis atteignit des sommets aux États-Unis, surtout parmi le public très conservateur, comme celui du Middle West qui avait besoin de se sentir conforté dans ses idéaux d’antan, alors que les intellectuels des grandes villes le méprisaient. Et si Lewis est aujourd’hui reconnu dans le monde entier comme un comique d’importance, il le doit principalement aux cinéphiles français, qui, dans les « Sixties », surent reconnaître son talent d’auteur complet. Sa grande popularité souffrit, en 1972, de l’interruption du tournage de son film très ambitieux, Le Jour où le clown pleura, une coproduction franco-suédoise dont le producteur français se révéla un escroc, puis de l’échec d’un spectacle fort coûteux, une reprise de Hellzapoppin, en 1976, qu’il ne put conduire jusqu’à Broadway. Il continua toutefois à se produire avec succès à la télévision (il créa le Téléthon), à Las Vegas (The Jerry Lewis Show) et plus rarement au cinéma (Au boulot…Jerry !, 1980). Il est donc le dernier grand représentant de la tradition du burlesque américain, conservée au sein d’une récupération très personnelle de la comédie sophistiquée. Bel amalgame qui fait de lui l’un des monuments du cinéma hollywoodien.