Jane Campion, dans son élément
Née en sélection à Cannes en 1982 avec Peel (Palme d’or du court-métrage), elle y remporte la récompense suprême pour La Leçon de Piano en 1993. A soixante ans, cette anthropologue de formation et réalisatrice de conviction sera à n’en pas douter, en tant que présidente du Jury du 67ème Festival de Cannes, dans son élément.
Ses films sont d’étranges voyages en pays inconnu et pourtant familier, vecteurs de sensations primitives, de manifestations triviales, de variations poétiques, de pulsions animales, et d’émotions romantiques. Ses héroïnes, folles et sensées, fragiles ou fortes, complexes et limpides sont libres ou en passe de le devenir. Car même abîmées par la vie, même saccagées par les autres, ces femmes cassées sont entières. Ses décors sont autant d’univers denses et mystérieux où le ciel rejoint la terre, où les arbres se couchent sous le vent, où l’eau de la mer et des lacs nettoie les âmes ou engloutit les secrets. Face à l’œuvre immense et belle de cette Néo-Zélandaise vivant en Australie, résonne en écho ce que le photographe du grand Ouest américain Robert Adams dit à propos des paysages qu’il saisit à travers sa caméra (1). Jane Campion signe des films dans lesquels « tous les fragments, même imparfaits, sont parfaitement à leur place ».
(1) Exposition au Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 18 mai
FEMMES
La dernière en date est Robin (Elisabeth Moss) : dans sa série Top of the Lake, elle est inspectrice de police spécialisée dans les crimes sexuels sur enfants. Elle-même victime d’un viol collectif, sa propre histoire va croiser celle de Tui, 12 ans, enceinte de 5 mois… Il y a chez Robin, comme chez la plupart des héroïnes de Jane Campion : Kay (Karen Colston) et Sweetie (Genevieve Lemon), Janet (Kerry Fox), Ada (Holy Hunter), Franie (Meg Ryan), une part d’enfance inconsolable. Les premières femmes dessinées dans ses courts-métrages sont des adolescentes. Joueuses, rieuses, préoccupées par le sexe et amoureuses d’images, mais aussi bouleversées par la disparition d’une amie, la séparation des parents, les noirs desseins des êtres qui les entourent. La famille dysfonctionnelle, la folie qui couve, la violence des hommes sont autant de thèmes parcourant l’œuvre, que Jane Campion écrive seule (La Leçon de Piano, Bright Star), avec sa sœur Anna (Holy Smoke) ou Gerard Lee (les courts Passionless Moments et A Girl’s Own Story, le premier long Sweetie et, récemment, la série Top of the Lake), ou qu’elle mette en scène le scénario d’une autre (Laura Jones pour l’adaptation de la vie de Janet Frame, Un ange à ma table, ou celle de Portrait de femme d’Henry James). Les images sont les siennes, et celles de ces femmes complexes sont définitivement gravées. Est-ce parce que la réalisatrice les aime que même leurs défauts, leurs erreurs, leurs errements sont supportables ? Ou au pire drôles : G.J. la gourou qu’interprète Holy Hunter dans Top of the Lake ne dit pas que des bêtises New Age et fait même preuve de bon sens, surtout quand elle quitte le camp. Son allure de sorcière fantomatique est encore accentuée par ses longs cheveux gris… qui la font ressembler à Jane Campion !
TERRE
La terre, qu’elle soit en majesté ou sourdement hostile, qu’elle déroule ses plaines verdoyantes zébrées d’un ruban d’asphalte, ou semble régir les forces en présence, la terre chez Jane Campion n’est jamais un simple décor sur lequel les personnages sont plantés. Elle fait partie du récit, lui donne sa pulsation vitale. C’est en elle qu’il prend vie sur cette terre de Nouvelle-Zélande où Jane Campion est née. Les chignons savamment tressés d’Ada dans La Leçon de Piano rappellent les entrelacs furieux de branches de la forêt néo-zélandaise dans laquelle elle vit. Les montagnes imposantes qui dominent les paysages en apparence accueillants de Top of the Lake sont autant de figures tutélaires et menaçantes comme l’ombre de ces hommes qui exercent un pouvoir ancestral sur les femmes. La terre penche, et les personnages sont de guingois, comme dans ce plan amusé d’Un ange à ma table où, revenue au pays, Janet Frame est immortalisée par un photographe sur fond de colline descendante. Dès Sweetie, le premier long-métrage, tout en plongées et contre-plongées, entre terre et ciel, normalité et folie, le récit est envahi par les racines qui donnent des arbres meurtriers, ou empêcheurs de dormir en paix.
AIR
« Quand je suis sans nouvelles de lui, c’est comme si l’air était aspiré hors de mes poumons », dit Fanny Brawne à sa mère dans Bright Star. Et le vent qui gonfle les rideaux de sa chambre et frôle et soulève ses vêtements, c’est l’amour de John Keats qui l’envahit et l’emporte… Accroché à un arbre, le sari blanc de Ruth dans Holy Smoke gonfle comme une voile de bateau, mais c’est pour mieux affirmer à quel point celle-ci, même en plein bush australien, est emprisonnée par la volonté familiale de la « désenvoûter » de sa passion pour l’Inde et son gourou. Même lorsqu’elle signe, avec In the Cut, un polar urbain nimbé du désir, il y a un jardin où les pétales de fleurs blanches qui s’envolent ressemblent à des flocons de neige ballottés dans le ciel de New York. Qu’il soit empli des bruissements de la nature, habité de gémissements de douleur ou d’extase, qu’il exhale, saccadé, de la bouche d’une amoureuse quand son bien-aimé vient de quitter la pièce, rarement à l’écran on a, autant que dans les films de Jane Campion, vu se matérialiser et circuler l’air. Dans Un ange à ma table, plus Janet s’enlise dans son mal-être, plus le ciel est bas, non pas pour l’enfoncer, mais au contraire pour lui offrir cette trouée d’air où se relever, s’élever, s’envoler, grâce à son art et ses mots. Ceux qui clôturent le film sont de Janet Frame, ils pourraient figurer dans chaque film de Jane Campion : « L’herbe, le vent, les sapins et la mer disent : Chut ! Chut ! Chut ! ». Murmure, caresse, désir en circulation.
EAU
Un court-métrage entier (segment du film collectif 8) lui est consacré : The Water Diary parle de cette eau qui manquera cruellement à la planète si l’on n’y prend pas garde, à travers un récit en forme de fable et de journal intime sur un coin de terre plombé par la sécheresse, où l’on joue à saute-mouton sur les nuages, où l’on invoque le ciel en jouant de la guitare et où les larmes des enfants sont recueillies chaque jour dans des bocaux de verre. C’est dans l’eau qu’Ada retrouve la volonté de vivre, de parler et d’aimer (La Leçon de piano), dans l’eau où elle évolue nue sous les yeux de son amant que Janet prend conscience de son corps et de sa sensualité (Un ange à ma table), dans l’eau que s’ouvre et se clôt la série Top of the Lake : la première fois pour laver l’opprobre et mourir, la dernière pour effacer le sang et vivre. Une bonne bassine d’eau dans la figure n’a jamais noyé personne, c’est violent, mais efficace. Et s’il n’y a ni lac, ni mer, l’eau s’échappe d’un radiateur auquel est accroché l’inspecteur Malloy (In the Cut) et s’étend comme un lit improvisé où l’héroïne fourbue, ayant échappé de peu à la mort, vient le rejoindre et se lover.
FLAMMES
Si « l’âme est une allumette », comme il est dit dans Holy Smoke, le feu, au propre comme au figuré, embrase tous les personnages de Jane Campion. Passions irraisonnées, contrariées, naissantes, inassouvies, vécues jusqu’au bout du bout… L’amour, clé de voûte ou pièce manquante, mène la danse. Femmes flammes, rouquines timides et dodues ou blondes évanescentes mais charnelles, brunes toquées ou muettes ou volontaires (ou les trois à la fois). C’est peu dire que les femmes chez Jane Campion brûlent d’un feu communicatif. La réalisatrice capture ces ardeurs comme d’autres des papillons, et la liberté de penser, de se tromper, d’aimer embrase l’écran. Bright Star, son film en apparence le plus doux, muguet bleu, herbe verte et voiles pastels se consume de l’amour extraordinaire qui naît sous nos yeux entre Fanny Brawne et John Keats (Abbie Cornish et Ben Wishaw) ; au delà des mots, des baisers et des mains jointes, le lien mystérieux qui les unit est une certitude qui embrase l’écran.