Brune, blonde ou rousse, Stéphane Audran magnétise. La mémoire collective se souvient de cette actrice scotchante. Chacun, chacune, la sacralise dans un film. Les Bonnes femmes, Les Biches, La Femme infidèle, Le Boucher, Le Charme discret de la bourgeoisie, Les Noces rouges, Le Festin de Babette en tête. Chabrol bien sûr. Plus de vingt-cinq collaborations les unissent, et ont vu fructifier cette alliance unique dans la prolificité d’un cinéaste et d’une interprète. Des Cousins à Betty, d’Ophélia à Poulet au vinaigre, de Landru à Violette Nozière, de La Rupture à Juste avant la nuit, leur filmo’ commune abreuve l’écran de notre panthéon cinéphile. Phénomène rare.
Audran c’est un corps, sublime. Un visage, sublime. Un regard, sublime. Une voix, sublime. Un art de l’incarnation sophistiquée, et en même temps immédiate. La distinction et la spontanéité. Le silence et le cri. Un vertige permanent. Une personnification du précipice, de la folie, du gouffre, du délire qui sommeille. La grande bourgeoise de l’ère pompidolienne, c’est elle. L’institutrice parisienne installée dans le Périgord, c’est elle. L’épouse idéale de Michel Bouquet, Jean-Pierre Cassel, Claude Piéplu ou Philippe Noiret, c’est elle. La fascination érotique de Jean-Louis Trintignant (son premier mari dans la vie), Maurice Ronet, Jean Yanne ou Michel Piccoli, c’est elle. La partenaire saphique de Marie Laforêt ou Jacqueline Sassard, c’est elle. La comparse des hallucinations de Bernadette Lafont, Delphine Seyrig ou Bulle Ogier, c’est elle.
Mille images la composent. Des dizaines de fictions la célèbrent. Chabrol l’a propulsée sur la scène internationale. Éric Rohmer, Michel Audiard, Claude Sautet, Bertrand Tavernier, Claude Miller et Jean-Pierre Mocky se sont régalés de sa présence protéiforme. Anatole Litvak, Luis Buñuel, Orson Welles, Samuel Fuller, Ivan Passer, Jess Franco, Gabriel Axel et Ringo Lam s’en sont emparée. Et elle a su s’attirer la réplique d’Anthony Perkins, Klaus Kinski, Jean Carmet, Fernando Rey, Michel Serrault, Oliver Reed, Bruce Dern, Donald Sutherland, Alain Delon, Michael Caine, Lee Marvin. Laurence Olivier ou Jeremy Irons. Et même Jean-Claude Van Damme.
Dans le rôle qui la sacre mondialement en femme mûre, elle ravit les palais. C’est Le Festin de Babette d’Axel, où elle épate, corsetée et en apprenant le Danois. Jamais avare des mutations, elle a su hurler son ennui avec Lafont dans la piscine des Bonnes femmes, se glisser dans les délices du travestissement pour le double rôle de l’improbable Scandale de Chabrol, de la belle à la moche, et camper, défigurée, une ahurissante dame en gris dans Mortelle randonnée de Miller. Avec sa gamme vocale jouant des dégringolades mélodiques, du fantasque à la schizoïdie, elle a porté de grandes allumées, comme l’impayable Edith, menée à l’extrême fatal des pompes par Patrick Dewaere dans Paradis pour tous d’Alain Jessua.
1932-2018. Stéphane Audran, née Colette Dacheville, est morte ce mardi 27 mars à 85 ans. Une image d’elle, encore. Celle d’une des nombreuses Hélène chabroliennes. Hélène Desvallées, l’hypnotisante Femme infidèle. Dans sa villa cossue à grand jardin. Dans ses échappées sensuelles en appartement. Dans sa chambre. Dans ses draps. Face à la vérité de l’assassinat de son amant par son mari. Son visage qui a tout compris. Un miroir à deux faces où le spectateur tombe avec extase. Merci Stéphane.