SFR sur la place publique du cinéma français

Place publique d’Agnès Jaoui est le premier film préacheté par Altice Studio, la chaîne cinéma du groupe SFR. Expérience sans conséquences ou bouleversement du modèle économique du cinéma français ?

L’air de rien, Place publique d’Agnès Jaoui ressemble à une petite révolution. Pour le comprendre, ce n’est pas du côté du scénario qu’il faut se tourner, mais de son plan de financement. Le film est produit par un nouveau venu dans la bande Jaoui-Bacri : Saïd Ben Saïd. Le producteur franco-tunisien, fondateur de SBS Production et Distribution, n’est pas à son coup d’essai en termes de modèles de financements innovants. Mais il nous avait plus habitués aux « films d’auteur internationaux » (Garrel, Verhoeven, De Palma ou Mendoça Filho) qu’aux comédies, certes d’auteur, françaises. Le montage financier développé par Saïd Ben Saïd semble très classique : avance sur recettes, préachat d’un grand distributeur indépendant (Le Pacte), Place publique coche toutes les cases d’un financement bien comme il faut. Pourtant, dans le pré-générique de début du film, après les logos du Pacte et de SBS, un nouveau logo, inattendu, fait son apparition : Altice Studio. Altice est un câblo-opérateur historique (ex-Numéricable) devenu empire des télécoms en rachetant SFR en 2014, transformé par son président Patrick Drahi en société « de convergence » (entre télécom et médias), remettant ainsi au goût du jour la fameuse stratégie de l’ancien boss de Vivendi, Jean-Marie Messier.

Place publique d’Agnès Jaoui. Copyright Le Pacte.

Câblo-opérateur

Résumons : le business model de SFR, comme ses concurrents Orange ou Free, est principalement de vendre des abonnements « triple play » (TV/Internet/Téléphone). Pour se démarquer, chacun des opérateurs a sa stratégie : Free place ses billes sur le low-cost, Orange a confiance en la fiabilité de son réseau (hérité de France Télécom), tandis que SFR a tout misé sur le contenu. Là où les autres opérateurs proposent en option Canal+ pour du contenu cinéma premium et BeIn Sport pour du contenu sport premium, SFR-Altice développe ses propres chaînes. Pour le sport, il faut compter sur SFR Sport et ses montants exorbitants dépensés pour obtenir des droits de transmission d’événements sportifs exclusifs, et ainsi être un concurrent sérieux à BeIn Sport. Du côté du cinéma, le concurrent est Canal+, dont la force réside dans ses contenus cinéma exclusifs. Pour les films américains, ces droits de diffusion sont obtenus grâce à des accords avec les grands studios ou leurs distributeurs français. Canal+ a ainsi signé avec la Fox, Warner ou Disney. Altice, de son côté, s’est endetté pour signer avec Universal, Paramount ou encore Metropolitan FilmExport. Mais pour ce qui est des films français, la logique est bien souvent celle du préachat. En effet, la pré-aquisition du film par une chaîne permet souvent, dans le modèle économique classique du cinéma français, de réunir l’argent nécessaire à la production de ce film. Aujourd’hui, à quelques très rares exceptions, ces financeurs télévisés sont toujours les mêmes : France Télévisions, TF1 et Arte du côté des chaînes gratuites ; Canal+ ou Ciné+ pour les chaînes payantes. Des « grands argentiers » du cinéma français, pas uniquement pour des questions de catalogue, mais aussi afin de pouvoir diffuser les films le plus tôt possible. C’est ainsi, par exemple, que Canal+, conformément à des accords professionnels garantissant de la part de la chaîne un engagement financier dans le cinéma français, peut diffuser des films dès dix mois après leur sortie en salle. C’est la « chronologie des médias ».

Place publique d'Agnès Jaoui. Copyright Le Pacte.

Séduite et abandonnée

Tandis que la SVOD se développe aux dépens des modèles classiques de télévision, cette chronologie est remise en question. Une nouvelle version de la « chronologie des médias » doit ainsi être proposée par la profession très prochainement. Mais voilà un nouvel acteur qui vient semer la pagaille dans un modèle quelque peu archaïque. En s’imposant comme un financeur à hauteur de concurrence de Canal+, Altice Studio peut apparaître comme un nouveau guichet plus que bienvenu pour les producteurs. Sauf que la chaîne de SFR n’a signé aucun accord avec la profession. En effet, Altice Studio est domiciliée au Luxembourg, et émet uniquement par Internet. Dans ce cadre, aucune obligation réglementaire de financement du cinéma français n’est applicable à la chaîne. Elle n’a donc aucun engagement de financement, et peut ainsi acheter dix films français dans l’année comme aucun. Comme pour le sport, le seul motif d’acquisition est le développement du catalogue, et donc de l’offre. Ainsi, si par une logique de concurrence, Patrick Drahi réussit à affaiblir Canal+, c’est tout le cinéma français qui en pâtit, selon la configuration actuelle du modèle. Alain Weill, PDG de SFR, n’est toutefois pas hostile à signer un accord avec la profession, « à condition que la chronologie des médias évolue », a-t-il confié au Monde en août dernier. Car Altice Studio a une sœur jumelle, la plate- forme de SVOD SFR Play qui, elle, rêve de concurrencer Netflix. Aujourd’hui bloquée à 36 mois après leur sortie en salle, les programmes de la plate-forme pourraient faire un bon en avant dans la chronologie s’ils sont financés par le groupe, dans une nouvelle « chronologie des médias » mise à jour. C’est en tout cas ce qu’espère Alain Weill, qui a plusieurs casquettes dans le groupe Altice, puisqu’il est également à la tête du groupe de médias NextRadioTV (détenu à 49 % par le groupe de Patrick Drahi), propriétaire de BFMTV et de RMC. Deux médias bien présents sur l’affiche du film telle que diffusée dans le métro ou les abribus, aux côtés du logo de SFR (puisque c’est aussi un groupe de médias, propriétaire de L’Express ou de Libération). Les télécommunications, les médias, le cinéma. On appelle ça la « stratégie de convergence ». Une stratégie qui semble pourtant déjà appartenir au passé pour SFR, puisque l’opérateur a annoncé très récemment un retour aux forfaits « classiques », c’est-à-dire sans contenu premium sport ou cinéma, finalement cher à acquérir pour peu de plus-value, en faisant d’Altice Studio et de SFR Sport des chaînes « en option ». Et quid alors de Place publique ? Sera-t-il mieux valorisé comme film « exclusif » motivant l’achat d’un abonnement supplémentaire optionnel, qu’il s’agisse d’une chaîne ou d’une plate-forme de SVOD ? Ou se perdra-t-il dans les limbes d’une chaîne ou d’une plate-forme que personne ne regarde, victime collatérale d’une convergence abandonnée ?