Nice Girls Don’t Stay for Breakfast, et Mitchum X Weber de Bruce Weber
Regarde les hommes tomber
Trente ans après Let’s Get Lost, documentaire sur Miles Davis, le photographe Bruce Weber signe à la fois un film et un livre sur Robert Mitchum, acteur légendaire du film noir américain. Connu pour ses photographies d’hommes dans des poses viriles, Weber ne pouvait que s’intéresser à l’acteur des Nerfs à vif, de Rivière sans retour ou de La Nuit du chasseur.
Une importante barbe blanche de Père Noël, un bandana de motard noué sur la tête, Bruce Weber semble tout droit sorti d’une convention de Hells Angels lorsqu’il nous ouvre sa suite du Meurice. Difficile d’accueillir cette star de la photo de mode (les campagnes Calvin Klein, Abercrombie & Fitch, Moncler, Ralph Lauren, c’est lui) ailleurs que dans le Palace de la rue de Rivoli, même si, pour un petit distributeur comme La Rabbia, c’est une folie. Bruce Weber a un peu de temps à nous accorder, mais pas trop : dans trente minutes, le cortège des Gilets jaunes passera devant l’hôtel, et il aimerait vraiment photographier cette manifestation dont tout le monde parle. En bon photoreporter, il n’a pas d’opinion sur ces revendications. Mais, en rigolant, il commente simplement : « C’est tellement français d’avoir des manifestations avec un gilet d’une couleur très spécifique ! ».
Premier contact
Si Bruce Weber est drôle et charismatique, il est aussi très gentil et met à l’aise son interlocuteur, à l’inverse de Robert Mitchum. Bruce a rencontré Bob à l’occasion d’un reportage photo sur les tough guys, les durs à cuire, pour Vanity Fair. « Je suis allé le voir à Montecito, en Californie, où il habitait », explique le photographe. « Et c’était une expérience particulièrement étrange ». Bruce et son équipe sonnent à l’adresse indiquée, et Robert Mitchum leur ouvre la porte, en personne, des lunettes de soleil sur les yeux, et ne dit rien. Ils avaient bien rendez-vous, mais Mitchum ne dit pas : « Tenez, venez, installez-vous, je vous en prie ». « Il restait debout devant sa porte, silencieux, en nous regardant ». Bruce Weber s’est pourtant présenté comme il se doit, expliquant qu’ils avaient rendez-vous, pour quelques photos, pour Vanity Fair. « Maintenant que je le connais si bien, explique Weber, je sais que c’est l’une de ses astuces pour mesurer l’intérêt de son interlocuteur ». Face au silence maintenu par Mitchum, Bruce précise : « Je suis un ami de John Lowengard », citant le grand photographe du magazine Life. Robert Mitchum penche alors la tête et regarde Bruce Weber d’un air interrogatif, prononçant enfin une énigmatique phrase : « Vous croyez tout ce que vous dit John, vous ? ». « J’étais déstabilisé, je ne connaissais pas John Lowengard si bien que ça », se souvient le photographe. Ne sachant quoi répondre, Bruce Weber lâche un simple « non », qui eut pourtant l’effet d’un sésame pour l’acteur américain, puisque celui-ci les invite alors à entrer.
Toute l’équipe suit donc Robert Mitchum, qui était installé dans la véranda près de la piscine, derrière sa maison. Sans aucune politesse particulière, et comme s’il venait d’ouvrir à de vieilles connaissances, l’acteur s’installe à nouveau sur sa chaise La-Z-Boy d’où il s’était levé pour ouvrir. « On était très gênés ! C’est à peine s’il nous jetait un regard. On aurait pu l’agresser ou piller sa maison… », témoigne Bruce Weber. Enfin, continue-t-il, ils auraient réfléchi à deux fois avant de l’agresser, Mitchum restait un tough guy. Sans se soucier une seconde de l’équipe et de son matériel, Mitchum commence alors à discuter avec Bruce, de tout et de rien, comme avec un vieil ami. Comme le soleil n’allait pas tarder à se coucher, Bruce Weber demande à Robert s’ils pouvaient s’installer dehors, faire les photos. « Oh, bien sûr ». Ils sortent alors tous deux, tandis que l’équipe avait déjà préparé le terrain. Mais quelque chose ne va pas. Robert Mitchum porte un large pantalon de toile qu’il remonte au-dessus du nombril, comme seuls les vieux messieurs en portent. Tout sauf un look de dur à cuire. Intimidé, Bruce Weber n’ose pas le lui dire, mais ça le démange depuis qu’il avait ouvert la porte, et là, à la lumière du soleil, ce n’est pas possible. « Je suis désolé, mais j’aimerais… que vous changiez de pantalon ». Mitchum le regarde sans rien dire, et, après un temps suffisamment long pour terrifier l’assemblée, lâche : « OK ! ».
Fendre l’armure
« Et puis il se changea, prit un pantalon approprié et nous prîmes les photos », poursuit Bruce Weber. « Il faisait tout ce que je lui demandais, comme si, pour une drôle de raison, il semblait finalement me faire confiance. À la fin de la séance, j’étais très ému. Il prenait des pauses de dur à cuire, comme demandé, mais il me donnait l’impression d’un homme très vulnérable. » Cette rencontre ne pouvait se solder par un simple reportage pour Vanity Fair. Il semble que Bruce Weber a vu autre chose que l’éternel bad guy hollywoodien dans la personnalité de Robert Mitchum. Dans l’ouvrage qu’il lui consacre, il témoigne : « Bob me rappelle l’époque lorsque j’étais enfant, mes parents allaient divorcer, et ma mère, après être venue me chercher à l’école, m’emmenait dans un bar où elle voyait son petit ami. C’était un bar peuplé d’hommes d’âge mûr, au visage marqué et à la voix taillée par le whisky. Ils m’aidaient dans mes devoirs, et m’ont toujours fait penser à Robert Mitchum ». Il y avait peut-être aussi, déjà, une fragilité à peine visible derrière leur armure de virilité, réapparue pour Weber à sa rencontre avec le vrai Mitchum.
Bruce Weber filme comme il photographie et Robert Mitchum, comme tous les personnages qu’il capture, est viril mais élégant, avec tellement d’allure qu’on aimerait tous lui ressembler. Il a cette étrange aisance qui rend mal à l’aise, mais en même temps fascine. Et puis, sans que jamais ce charisme ne se réduise à un simple masque, grâce à Weber, Mitchum nous fait de la place, nous ouvre la porte, et se dévoile plus touchant et sensible qu’il n’y paraît. Pour toute une génération de cinéphiles qui n’a découvert les films classiques hollywoodiens qu’à l’occasion de rétrospectives, d’un cours de cinéma, ou d’un zapping sur TCM Classic, Robert Mitchum a toujours été une légende, un morceau d’Histoire. Mais à travers son ouvrage et son film, Bruce Weber nous donne l’occasion, non pas d’en apprendre plus sur l’icône – et en cela, ses œuvres, très peu explicatives, sont à déconseiller aux non-avertis, mais de rencontrer Bob Mitchum. Il serait présomptueux de dire, en refermant le livre ou en sortant du film, qu’on a l’impression de connaître Mitchum, mais Weber nous offre l’opportunité de le croiser, juste une fois, tel qu’il était. De partager un repas avec lui et un ou deux bons amis, quelques compagnons de voyage (Marianne Faithfull, Johnny Depp, Clint Eastwood…), de rire de son humour pince-sans-rire, de l’entendre chanter quelques standards et d’admirer sa classe éternelle, quelque part entre le voyou et le dandy. Une rencontre pour toujours sauvegardée à travers l’objectif de Bruce Weber.