Les Feux de l’amour

Judicieuse idée des éditions Gallimard d’éditer un livre audio tiré de la correspondance amoureuse d’Albert Camus et Maria Casarès, parue en octobre 2017. Le livre est un pavé. Huit-cent-soixante-cinq lettres. Mille-deux-cent-soixante-quinze pages. Le livre audio est léger comme un plume. Soixante-dix lettres, soit un peu plus d’un douzième du total, pour environ cinq heures et demie d’écoute. Le choix des missives lues s’est fait avec Valérie Six, collaboratrice artistique privilégiée d’Isabelle Adjani, depuis que celle-ci s’est découvert le goût de la lecture en public. C’est même la première qui a encouragé la seconde à se lancer dans l’exercice. Le résultat est fertile. La comédienne enchaîne les lectures depuis deux ans. En solo, en duo, avec Micha Lescot à Avignon lisant Yannis Ritsos et Marguerite Duras en 2017, ou ici avec Lambert Wilson.

 

Adjani et Wilson. Duo vocal mais toujours séparé à l’écoute. Chacun(e) lit seul(e) ses missives, Camus pour lui, Casarès pour elle. L’alternance se fait à l’oreille lorsqu’on écoute le CD. Au choix, par ordre chronologique, ou dans le désordre, par picorage à l’humeur. Différent des représentations scéniques qu’ils ont données dans la vallée du Rhône, où la sélection a été encore resserrée. En commençant par le nord, durant le festival Les Langagières au TNP de Villeurbanne en juin, jusqu’au sud, durant le Festival d’Avignon, dans le jardin du Musée Calvet en juillet, en passant par le Festival de la correspondance au Château de Grignan, la semaine précédente. Une prochaine session est prévue à l’Opéra National de Lorraine de Nancy, le 9 septembre, durant la manifestation Le Livre sur la place. Les lectures sont parfois accompagnées d’un instrument, violoncelle de Raphaël Perraud par exemple en Avignon, qui entrecoupe des moments de lecture, amène des respirations.

Les lettres sont puissantes. Fruit d’un amour intense, qui naquit durant l’Occupation et s’éteignit à la mort de l’écrivain, avec des trous. De la nuit du Débarquement en Normandie, 6 juin 1944, où les deux amants se donnent l’un à l’autre, à sa mort à lui, le 4 janvier 1960. Douze ans de passion : 1944, puis 1948-1959. Le lien viscéral des deux se ressent par les mots échangés. Au-delà de l’empêchement – Camus était marié et ne quitta jamais sa femme et mère de ses enfants Francine Faure. Albert et Maria s’adorent, se désirent, s’estiment, se stimulent, se respectent. Il a déjà écrit La Peste, et elle tourne Les Dames du Bois de Boulogne de Bresson quand ils se rencontrent. Elle répète alors sa nouvelle pièce à lui, Le Malentendu – titre ironique vu leur heureuse combinaison. Durant leurs amours, elle l’interprètera à nouveau sur scène en 1949, dans Les Justes. Durant leurs amours, il écrira aussi L’Homme révolté et La Chute, et elle jouera dans Orphée de Cocteau, et sur les planches, à la Comédie-Française, au TNP et en Avignon.

C’est de tout ce terreau qu’est nourrie leur correspondance. Des lettres écrites à Paris, Avignon, Grasse, Marseille, Alger, Dakar, Athènes, Thessalonique, Londres, Léningrad, Rio de Janeiro, en Bretagne ou en avion. Elles racontent la séparation, la force, l’exaltation, la dépression, la tendresse, l’angoisse, le manque, la fatigue, l’élan, la maladie, la bienveillance. Deux amoureux sans cesse au travail, en gestation de projets et d’envies. Tout raconte une époque, du sortir de la guerre à l’aube des années 60, de la fin des camps au printemps des nouvelles vagues, du souffle existentialiste à l’engagement politique. Lui le résistant, elle la fille de républicains espagnols exilés.

Nombre de textes s’appuient sur du « Mon chéri », de lui à elle, et du « Mon cher amour », de l’un(e) à l’autre. Adjani offre à Maria Casarès ses volutes vocales et son phrasé précis, de l’euphorie au chuchotement. Elle donne à vivre et ressentir les mots et pensées de Maria. Avec aplomb, fragilité, vibrato. Wilson apporte son riche timbre chaud à Camus. Dommage que sa tendance à l’affectation et son application filtrent la force des propos et des déclarations. L’alternance des deux voix reste cependant féconde. Certaines lettres choisies se répondent, la plupart non. Le sens est ailleurs, dans l’essence même du sentiment exprimé. Le pouvoir de suggestion de l’écoute crée une dimension passionnante pour l’auditeur. Différente de celle née de la lecture. Différente de celle d’une représentation, physiquement face à l’incarnation. On navigue entre « audioguidage » et rêverie.

C’est caustique quand Camus descend le jeu d’Edwige Feuillère ou Madeleine Renaud, et qu’il en fait part à sa Maria, pas la dernière pour interpréter avec emphase. Touchant quand Casarès encense le jeu de son ami Serge Reggiani. Si ses lettres à elle sont souvent plus fournies, celles de son amant sont parfois saisissantes. « Ecris-moi longuement ou brièvement, mais écris-moi souvent. Tes enveloppes suffisent à éclairer mes journées polaires. Je t’embrasse de toute mon âme » envoie-t-elle. C’est un voyage dans le temps, et dans le vaste champ de l’émotion humaine. Une pause bienfaitrice dans notre époque du zapping permanent.

Et aussi :

 >>> Notre éternel été, Albert Camus-Maria Casarès, correspondance (1944-1959), création pour France Culture, dans le cadre d’Avignon Fictions, enregistré le 13 juillet 2018 au Musée Calvet

>>> Isabelle Adjani et Lambert Wilson, Albert Camus et Maria Casarès, Correspondance (1944-1959), Opéra National de Lorraine, Nancy, dimanche 9 septembre 2018 à 18h30