Hommage à Michel Blanc

Un clown est mort

L’annonce de sa mort, dont la cause est si tragiquement absurde, a tout de suite déclenché en moi un sentiment de perte ; non pas simplement celle d’un génial artiste, mais d’une certaine réalité de la culture, celle à laquelle je suis foncièrement attachée, cet art populaire et savant, où le mélange des genres, entre trivial et sublime, rassemble tous les publics, sans distinction de classe.

C’est ce que Michel Blanc a été, et demeurera, comme tant d’autres avant lui ; emportant avec eux une culture populaire de haute distinction, et sans laquelle toute société se recroqueville dans des tensions et incompréhensions politiquement dangereuses. Ce n’est pas un hasard si ce sont les acteurs, toujours, qui relient par leur corps tous les possibles, du plus vulgaire au plus déchirant, nous permettant de vivre, à travers eux, quelque chose qui relève de la joie comme de la sublimation.

Qui fut vraiment Michel Blanc ? Comédien populaire de la troupe du Splendid, il demeure pourtant énigmatique. Il a débuté et triomphé en tant qu’acteur comique, mais d’un type particulier, ni tout à fait aimable, ni tout à fait franchement drôle.

De taille moyenne, frêle, très tôt dégarni, la moustache un peu tombante, c’est ainsi qu’il est apparu dans le paysage français à la fin des années 1970 dans ce qui demeurera son personnage le plus célèbre, Jean-Claude Dusse dans Les Bronzés de Patrice Leconte (1978). Michel Blanc, c’est aussi un nom ordinaire, d’une grande banalité, au service d’un acteur qui a su très tôt utiliser son physique ingrat pour en faire un atout. Un véritable caméléon difficile à cerner. Un vrai faux clown triste, presque désenchanté sur notre monde, mais qui ne cesse pourtant de témoigner de sa quête d’amour, comme de reconnaissance. C’est le propre du comique de faire rire pour attirer les regards et la sympathie, à défaut de séduire par une beauté photogénique. C’est la revanche des timides comme des complexés que de savoir ravir le cœur de tout le monde par le rire.

Mais avec Michel Blanc, le rire devient acide, souvent grinçant et toujours lucide. Parce qu’il se savait sans charme ni beauté fracassante, il usera du cinéma comme d’un miroir pour se forger un récit à la hauteur de ses désirs. S’il a volontiers joué les humiliés, porte à faux d’amis virils aux sourires ravageurs, il a su aussi s’infiltrer et s’imposer là où on ne l’attendait guère. C’est dans ce trouble de la masculinité – ordinaire mais agitée, ridicule mais attendrissante, mélancolique mais attirante – une masculinité « mouillante » dirait Jean-Noël Picq dans Une sale histoire de Jean Eustache, qu’il a su bâtir toute une palette de personnages ambigus. Michel Blanc a bousculé les codes de la virilité, que ce soit par sa taille, petite, sa pilosité quasi inexistante, ou par son refus têtu de renoncer à l’objet de son obsession amoureuse, cultivant l’art de l’humiliation avec un plaisir quasi sadique…

Jouant à ses débuts le geignard, un brin casse-couille, il n’a craint rien ni le ridicule ni les refus. Or, si le ridicule ne tue pas, il peut vous hisser au rang de la dignité. C’est toute la gageure réussie qu’a accomplie l’acteur et cinéaste. Outre son jeu particulier, c’est véritablement sa trajectoire dans le cinéma français qui demeure unique et passionnante. En effet, il a su s’émanciper de son personnage d’agité, souvent raillé, pour bâtir une carrière bien plus complexe. Dépassant le registre de la comédie, s’éloignant de l’esprit du Splendid, il s’est engagé dans des rôles plus riches et parfois transgressifs. Lorsque, en 1984, il réalise son premier film Marche à l’ombre, son amour du jeu et des comédiens restera présent, avec aussi son art de savoir mêler la vie réelle à la fiction, créant une confusion réjouissante. Comme Charles Chaplin et Woody Allen, Michel Blanc acteur et réalisateur possède cette vision d’un monde dans lequel les humains sont toujours pris en étau entre le drame, parfois risible, et la comédie, parfois mélancolique. En tant que réalisateur, il est bien plus mordant, car sans illusion sur les petitesses et les mesquineries des hommes et des femmes. C’est aussi une humanité qu’il reconnaît comme sienne, où il apporte, toujours, une empathie envers tous ses personnages.

De Droopy à Woody Allen

L’air de rien, il a réussi à bâtir une carrière unique, à souffler une note particulière dans le cinéma, une vision douce-amère sur le monde, un regard lucide, entre rire désenchanté et quête d’amour. Un homme qui a touché au cœur par ce pas de côté lucide, un peu lunaire, un Droopy moderne.

De Bertrand Tavernier (Que la fête commence) à Bernard Blier (Tenue de soirée), de Serge Gainsbourg (Je t’aime, moi non plus) à Charles Nemes (Le Bol d’air), de Jean Pierre Mocky (Une nuit à l’assemblée nationale) à Pierre Schoeller ( L’Exercice de l’État), de Jean-Paul Rouve (Les Souvenirs) à Dany Boon (Raid dingue), d’André Téchiné (Les TémoinsLa Fille du RER) à Jerry Lewis (Retenez-moi ou je fais un malheur de Michel Gérard), de Roberto Benigni (Le Monstre) à Roman Polanski (Le Locataire), de Claude Chabrol (Le Cheval d’orgueil) à Jean Michel Ribes (Rien ne va plusMusée haut, musée bas) et Claude Berri (Uranus), de Peter Greenaway (Prospero’s Books) à Robert Altman (Prêt-à-porter) et Alain Corneau (Le Deuxième Souffle), mais aussi Jeanne Moreau (L’Adolescente) et surtout Patrice Leconte, qui lui offrit des rôles incomparables (des Bronzés à Monsieur Hire) : en véritable équilibriste, il a tout joué, du burlesque au drame sombre, sans se départir de sa touche particulière.

Durant longtemps, Michel Blanc a été ce sympathique acteur comique de la troupe du Splendid qui a enchaîné les rôles comiques de loser et de paumé dans les comédies populaires comme Les BronzésViens chez moi j’habite chez une copine, ou encore Marche à l’ombre en 1984, sa première réalisation. Une étiquette qui va lui coller à la peau et dont il aura du mal à se défaire. Mais revenons sur le personnage de Jean Claude Dusse qu’il a interprété dans Les Bronzés. Une de ses sources d’inspiration a été Woody Allen : « Quand j’ai vu le premier film de Woody Allen, on était encore à nos débuts. Je me suis dit : « Mais voilà, c’est là-dedans que je peux aller. Je ne me compare pas à lui, mais c’est dans cette forme d’humour névrotique que je peux aller et ce sont des personnages de ce type-là qui me permettront de communiquer avec le public. » (in entretien donné au magazine Première en 2019).

De petite taille, c’est un dépressif bavard, un hypocondriaque au physique ingrat, ce qui ne l’empêche guère de convoiter et parfois même de réussir à séduire les plus belles, que ce soit à l’écran ou à la ville. Si pour l’un ce fut Diane Keaton et Mia Farrow, pour l’autre ce fut LioCatherine DeneuveCharlotte Rampling et son égérie Carole Bouquet. Il a su s’entourer d’actrices talentueuses de toute beauté, jouant sur le contraste, ressort essentiel du comique. Est-ce parce qu’il vient d’un milieu très modeste et qu’il a souffert dans sa jeunesse d’un souffle au cœur qu’il a tant voulu devenir acteur et célèbre ? Enfant unique, il a souvent dit combien il était plus que choyé par ses parents. C’est aussi un aspect qu’il ne cessera d’explorer à travers ses personnages, un adulte un brin geignard, toujours en quête d’un amour consolateur, au risque de se faire souvent rabrouer.

Michel Blanc partagea aussi avec Woody Allen un goût prononcé pour la scène, c’est son corps burlesque avant tout, mais c’est aussi son amour pour le jeu et surtout les comédiens.  En effet, l’un et l’autre n’ont eu cesse de donner des rôles, souvent à contre-emploi, à des actrices et acteurs illustres, tous enchantés de jouer la comédie de la vie, dans un marivaudage aigre-doux. Nul sentimentalisme chez Michel Blanc, mais plutôt l’observation des névroses que chacun joue dans cette vaste comédie humaine qu’est la vie.

Ce rôle de névrosé, il n’a cessé de le peaufiner et de l’explorer, surtout lorsqu’il s’est mis en scène, tel un alter ego qui lui sert de miroir. Mais il a su aussi le faire exploser pour aller à contre-courant de tout ce que l’on pouvait projeter sur lui. Et ce fut le cas avec un film événement. Il a surpris tout le monde en interprétant un rôle plus dramatique, celui d’un SDF contraint de devenir le compagnon d’un cambrioleur homosexuel pour voir son train de vie s’améliorer. Il s’agit du film choc Tenue de soirée réalisé par Bertrand Blier avec, à ses côtés, Gérard Depardieu et Miou-Miou. En mai 1986, le film est en compétition au Festival de Cannes, où l’acteur se voit décerner le prix d’interprétation. Michel Blanc avait opéré un tournant dans sa carrière : le rigolo était devenu un acteur « sérieux ». Avec ce rôle déchirant, où il a dévoilé toute une palette d’émotions et un jeu d’une rare intensité, le pas fut franchi.

Il n’est pas anodin de noter que quasiment tous les acteurs de la scène, lorsqu’ils se mettent à réaliser leurs propres films, poursuivent à l’écran cette relation unique construite avec le public. Michel Blanc se met en scène, et c’est toujours un peu une autofiction qu’il propose, un autoportrait de son état de comédien nerveux, inquiet, à la recherche du regard des autres. Et même quand il est entouré de femmes plus belles les unes que les autres, il joue le paumé dépressif. Celui qui ne croit pas vraiment en lui. Le ressort de son humour provient de ce décalage.

Devenir réalisateur

De nombreux comédiens ont franchi le pas pour réaliser leurs propres films, osant s’affranchir de leurs cinéastes mentors. Souvent pour approfondir ce qu’ils avaient exploré dans leur jeu, mais aussi pour acquérir une pleine indépendance artistique. Car mettre en scène et se filmer relève d’un acte de création plus intense, mais aussi solitaire. C’est aussi la marque d’une volonté de puissance. D’ailleurs, Michel Blanc le reconnaît bien. Son départ assez précoce de la troupe du Splendid s’explique aussi par son caractère, qui lui a valu le surnom peu flatteur de « Napoléon Bonaparte », dont l’a affublé Marie-Anne Chazelle.

Sa carrière a été couronnée en 2012 par un César, celui du meilleur acteur dans un second rôle dans L’Exercice de l’État de Pierre Schoeller. Son discours est révélateur de son souci d’être reconnu autrement que comme acteur comique : « C’est un type de rôle dont je rêvais, mais je n’étais pas sûr que vous m’acceptiez dans ces rôles-là, je n’étais pas sûr que le public m’accepte dans ces rôles-là et donc, je vous remercie de me donner l’autorisation de continuer dans cette direction et de continuer à essayer d’être exigeant. »

Si les acteurs comiques au cinéma rassemblent autour d’eux des millions de spectateurs, rares sont ceux qui sont distingués pour leur travail de comédien.

Dans un entretien accordé à André Halimi le 28 avril 1987, l’acteur avoue ne pas savoir faire rire, ajoutant : « Je ne suis pas un acteur comique, finalement ; je ne sais pas être convaincant quand il n’y a pas un support psychologique. »

Le support psychologique est cet état de cyclothymie propre aux déprimés. Lorsque Michel Blanc joue, quel que soit le film, il donne à chacun de ses personnages cette dimension mélancolique, au bord de la névrose, avec souvent une candeur désarmante. En 1984, il passe à la réalisation avec Marche à l’ombre, une réussite tant sur le plan de la mise en scène que sur celui du scénario. En 1993, lorsqu’il réalise son deuxième film, Grosse Fatigue est couronné du prix du meilleur scénario au Festival de Cannes en 1995. Bertrand Blier, son parrain dans la réalisation, lui avait donné l’idée d’interpréter son propre rôle dans cette comédie identitaire où se débattent le comédien et son double. Acteur comique, Michel Blanc est le cinéaste de ses angoisses : dans Mauvaise Passe avec Daniel Auteuil en gentil garçon, bon père de famille qui se révolte contre une vie programmée, il aborde, à travers le thème des « escort boys » le problème de la crise de la quarantaine.
En 2001, Michel Blanc livre sa quatrième œuvre, Embrassez qui vous voudrez, comédie grinçante sur la détresse sentimentale et sociale de quatre couples, lors de leurs vacances au Touquet.

Comme pour prouver, encore, qu’il est un immense acteur, il livre une interprétation magistrale dans L’Exercice de l’État (Pierre Schoeller, 2010) ; il y incarne le directeur de cabinet d’un ministre entraîné dans le sous-monde obscur du pouvoir ; il reçoit pour sa prestation un César… Enfin.

En 2025, nous aurons à découvrir encore deux nouveaux films, alors qu’il n’est plus. Le cinéma, tombeau de nos temps modernes.