Le jury présidé par Nadine Labaki et composé de Lisandro Alonso, Lukas Dhont, Marina Foïs et Nurhan Serkerci-Porst a eu dix-huit films à scruter, dans la fameuse salle Debussy du Palais des Festivals cannois. Un tour du monde fortement marqué cette année par la présence de premières œuvres, neuf au total, soit la moitié de la section, et par sept longs-métrages réalisés par des femmes. Du renouveau, tendance générale et transversale aux différentes sélections. Et très bonne nouvelle.
Côté territoire, comme à la Semaine de la Critique avec Abou Leila et Le Miracle du saint inconnu, et à la Quinzaine des Réalisateurs avec Tlamess, le Maghreb représente dignement l’Afrique, et signale une nette résurgence cinématographique locale. Ici, grâce à deux réalisatrices, Maryam Touzani pour le Maroc (vue dans Razzia réalisé par son compagnon Nabil Ayouch), et Mounia Meddour pour l’Algérie, qui filment des héroïnes bouleversant les codes établis, avec respectivement Adam et Papicha, menés par Lubna Azabal et Lyna Khoudri. Dans le premier, une jeune veuve et sa fillette recueillent en secret une mère célibataire, dans le second, de jeunes Algéroises tentent de résister à l’oppression intégriste montante, en misant sur un défilé de mode. S’extraire du déterminisme et du formatage est aussi la leçon qui ressort du film d’animation Les Hirondelles de Kaboul, cosigné par la vétérane Zabou Breitman et la primo-réalisatrice Eléa Gobbé-Mévellec, malheureusement didactique et scolaire dans sa peinture afghane sous régime taliban. Moins visible que d’autres années (à Un Certain Regard), l’Asie est néanmoins là avec deux représentants. La Chine, tout d’abord, avec Summer of Changsa, premier film du comédien Zu Feng. Principalement connu pour son travail à la télévision, le cinéaste débutant s’est donné le premier rôle dans ce polar aussi dépressif que déprimant, qui manque autant de rythme que d’originalité dans son écriture. Reproches qu’on ne pourra pas faire au Taïwanais Midi Z, qui, dans Nina Wu, déstructure son intrigue pour mieux faire ressentir la perte de repères d’une actrice, perdue dans un univers cinématographique dirigé par des hommes manipulateurs et violents. Si la charge sonne juste, les préciosités d’écriture et de mise en scène finissent par desservir le propos du réalisateur.
Le féminin mène la danse encore, mais trinque toujours ; dans les ombres russes mortifères et virant à la complaisance d’Une grande fille de Kantemir Balagov, ou la douloureuse reconstruction de deux jeunes femmes au sortir de la Seconde Guerre mondiale à Léningrad ; dans la tragique destinée des deux sœurs séparées du mélodrame appuyé La Vie invisible d’Euridice Gusmão de Karim Aïnouz ; et dans le parcours pesamment radical et chanté (par Christophe) du Jeanne de Bruno Dumont. Dans la volubilité québécoise de La Femme de mon frère, l’actrice devenue cinéaste Monia Chokri suit la dure séparation d’une diplômée sans boulot d’avec son frangin, et son tortueux vécu de la féminité (désir, sentiment, avortement). L’Étasunienne Annie Silverstein suit, elle, la houleuse aventure d’une ado texane en manque de repères, qui vit soudain le lien constructeur, avec son voisin torero déclinant, dans le prévisible Bull. Dans le magnifique Port Authority, une autre primo-cinéaste américaine, Danielle Lessovitz, propose une rencontre perturbant l’élan juvénile de ses protagonistes devenus accros l’un à l’autre et campés par Fionn Whitehead et Leyna Bloom. De l’amour comme combustible possible au changement subtil, mais profond. Dans Il était une fois dans l’Est de Larisa Sadilova, c’est l’usure de la vie maritale qui crée un couple adultère, sillonnant les routes amoureusement, à l’insu de leurs moitiés respectives. Séduisant tant que son intrigue se dessine, cette étude de caractères apparemment sous influence « kaurismäkienne » devient rapidement aussi morne que le quotidien de ses personnages.
Et le masculin dans tout ça ? Joyeux, compétitif, rival, destructeur, trop présent, des côtes grimpantes provençales aux chemins d’Amérique, dans la comédie dépressive à demi-réussie The Climb, de et avec Michael Angelo Covino. En Ukraine, il râpe, frappe, traîne sa douleur exacerbée, et finalement déchirante d’obstination, dans le deuil « roadmoviesque » père-fils d’En terre de Crimée de Nariman Aliev, belle découverte. Enfin, il surgit, blessé, torturé, taiseux, et ardemment brûlant, dans les mouvements du pyromane des collines galiciennes du majestueux Viendra le feu de l’Espagnol Oliver Laxe, Grand Prix de la Semaine de la Critique 2016 avec le déjà saisissant Mimosas. On termine avec un film irréductible à tout genre et territoire, Liberté, d’Albert Serra, description d’une nuit de luxure sylvestre menée par des libertins, alors que la France s’apprête à vivre une révolution. Mise en images de fantasmes (et de dialogues) sadiens, le dernier opus du réalisateur de La Mort de Louis XIV est un objet qui ne se laisse pas facilement apprivoiser. Agaçant dans le côté répétitif de la litanie de fantasmes transgressifs qu’il décrit, Liberté fascine pourtant dans la façon inimitable dont Albert Serra étire ses scènes jusqu’à les rendre hypnotiques. Tout comme il impressionne en transformant le cadre du film, une forêt nocturne, en un lieu sensuel et humide, respirant au rythme des actes commis en son sein.