Cher Monsieur Rochefort,
Vous permettez que je vous appelle Monsieur ? Oui, avec deux majuscules, et si je m’écoutais, j’en ajouterais quelques-unes encore. Je sais, vous m’aviez autorisée à utiliser votre prénom, conquis par le mien, mais permettez-moi cette marque de déférence, d’admiration, que je ne réserve qu’à quelques-uns.
Parce que, Monsieur Rochefort, aujourd’hui j’ai envie de me souvenir de ce sentiment si doux de vous rencontrer, de discuter avec vous. De vous voir partir en de grandes envolées lyriques parce que je m’appelle Fadette, parce que la vieillesse est là, parce que la vie est belle.
Parce que, aujourd’hui, je partage – avec tant d’autres – la tristesse de vous voir envolé. Il n’y aura plus de rencontres. Du moins pas tout de suite, permettez-moi de l’espérer.
Je sais, je vous parle ici comme à un vieux professeur auquel on n’a surtout pas envie de dire au revoir parce qu’il fait un peu partie de la famille.
Mais figurez-vous, Monsieur Rochefort, que vous faites même partie de ma vie, de mon parcours.
Sur la vieille VHS complètement usée que je planque parmi mes DVD, même si l’image saute, c’est vous que l’on reconnaît, en train d’annoncer les aventures de Winnie l’Ourson. Des images d’enfance, des moments qui s’accompagnent immanquablement de votre voix qui m’emmène « dans la forêt des rêves bleus ». Des images tellement proustiennes pour tant d’entre nous qui se les refilent comme des trésors – parce que figurez vous que vous n’avez pas été réédité !
Je me souviens de vous l’avoir avoué, du bout des lèvres, lors d’une interview, que vous étiez lié irrémédiablement à mon enfance, aux premières images animées qui me restent en tête. Vous aviez souri avec une tendresse infinie : « Ah oui, vous avez l’âge… » Et j’avais eu 4 ans rougissants quand vous aviez, pour moi, juste pour moi, redit les phrases magiques.
Savez-vous, Monsieur Rochefort, que quand j’ai commencé ce métier, c’était pour vous rencontrer ? Je l’ai dit et répété, parce que c’est vrai, depuis des années. J’étais journaliste parce que je voulais rencontrer trois personnes : Tim Burton, Sean Connery, et Vous. Éclectique, certes. Et j’aurais aimé, tellement, avoir l’impudence d’écrire pour vous, maintenant que ma plume est au service du scénario…
Vous voyez, vous avez changé ma vie, vous m’avez mise sur mon chemin, sans même le savoir.
Et au-delà de ma tristesse, je suis profondément heureuse de vous avoir – oh, un tout petit peu – connu. Parce que l’intuition d’une petite fille de 4 ans a donné une absolue admiration pour votre travail. Monsieur Rochefort, permettez-moi de vous le dire, votre modestie dût-elle en souffrir, je vous ai aimé dans chacun de vos rôles, j’y ai admiré votre talent, votre inventivité, votre élégance.
J’ai adoré m’émouvoir, rire, pleurer avec vous et pour toutes ces émotions, je vous remercie.
Parce que cette étincelle d’amusement dans votre regard, ce sourire en-coin-sous-moustache ont été fixés par le cinéma, d’autres pourront le voir, s’en émerveiller, s’en inspirer même.
Et j’envie presque ce plaisir de vous découvrir.
J’avais eu la chance de vous voir sur scène dans ce one-man-show improbable où vous passiez d’Audiard à un chimpanzé… Je me suis retrouvée à regarder des épreuves olympiques d’équitation, pour le plaisir de passer du temps avec vous. On dira que toutes ces « aventures » que vous avez proposées au monde, je les ai faites avec vous avec bonheur, un peu surprise de les aimer à ce point.
J’ai de la chance. Parce que, parfois, quand on rencontre ceux qui nous font rêver, ils sont décevants. Bien sûr, ça n’a pas été le cas. Mais surtout, j’ai découvert « de près » votre humanité, votre élégance, ce mélange de tristesse et d’humour, de joie de vivre malgré tout, tout en sachant que ça ne durera pas. Un rien gentleman British, un rien très français, un mélange unique, un peu improbable et tellement réjouissant.
J’ai de la chance. Parce que je garde dans les oreilles les mots, dans les yeux les images et dans le cœur toutes ces émotions que vous avez provoquées, « pour de faux » et en vrai.
J’ai de la chance et je vous remercie, infiniment.
Et je me permets, Monsieur Rochefort, de vous souhaiter un bon dernier voyage, je ne m’aventurerais pas sur l’éternité, qui, je le sais, sera joyeuse et bien entourée. À nous, vous allez manquer, et je pense bien qu’on va aller se réfugier de temps en temps dans la forêt des rêves bleus, avec le mari de la coiffeuse…