Sur le sable
Le Festival de Cannes programmait cette année Carne y arena, une expérience de réalité virtuelle signée Alejandro G. Iñárritu. L’événement de cette 70e édition.
Le dispositif est digne de celui d’un musée d’envergure. En marge du Palais des festivals et de son cortège d’images en 2D plus ou moins scintillantes, Carne y arena, l’œuvre insolite concoctée par le cinéaste mexicain Alejandro G. Iñárritu (Amours chiennes, Babel, The Revenant), attend ses visiteurs privilégiés dans un hangar de l’aérodrome Cannes-Mandelieu, à trente minutes de route environ de la Croisette.
Soit un vaste espace où les festivaliers préinscrits (les places se sont faites rares, compte tenu du buzz favorable de l’événement) sont invités à entrer en douceur. C’est qu’il faut prendre en compte toute l’organisation de l’affaire pour pouvoir mesurer sa pertinence et la violence de son propos. Le concept se déroule ainsi : après une inscription en ligne, le festivalier est attendu par un chauffeur qui le mène audit lieu. Dans cet espace éloigné des paillettes, des hôtesses vous accueillent, vous prient de laisser vos effets personnels dans une boîte sécurisée, de signer une décharge stipulant que vous êtes en bonne santé (oui, la VR peut déboussoler !) et de ne pas prendre de photos de l’intérieur du décor.
Car décor il y a, et c’est bien toute l’originalité du concept : un hangar investi pour l’occasion, spacieux, gris, habité par des sons dérangeants d’hélicoptères en approche. On vous invite, dès lors, à vous engager dans un couloir : tout du long, un vestige du mur, bien réel et tangible, lui, qui marqua autrefois la frontière entre le Mexique et les États-Unis (un mur en béton l’a remplacé, nous informe-t-on sur un panneau explicatif). Une porte, un banc, un mot : « Ôtez vos chaussures et placez-les dans la boîte à gauche du panneau, puis attendez le signal pour entrer ». On se croirait dans une cellule de dégrisement. Des chaussures authentiques, portées jadis par des migrants, gisent le long des parois. Malaise.
Quand survient le son du top départ, on entre dans une gigantesque salle nappée de sable et plongée dans l’obscurité. L’ambiance sonore souligne le caractère sombre et inquiétant de l’ensemble. Puis trois hommes vous entourent et vous expliquent le concept, vous posent sur le museau un masque Oculus customisé pour l’occasion (soit doté de capteurs sur le haut et les côtés), un casque sur les oreilles, un sac à dos à enfiler. L’expérience débute : nous voici plongés en plein désert, pieds nus sur un sable dru, du vent dans les mollets et le visage.
Ce qui suit jette le trouble : des hommes, femmes et enfants, dans le désert, la nuit, tentent de passer la frontière. Ils sont apeurés, épuisés, à bout de souffle. Quand surgit la police en hélico, puis en voiture, arme au poing, c’est le chaos, chacun tente de sauver sa peau, se planque derrière un arbuste desséché, se blottit en boule au sol.
Ce que cherche à faire éprouver Carne y arena – la chair et le sable, en espagnol -, c’est la terreur dans laquelle vivent les migrants en partance vers une terre inconnue, désirée. Les acteurs de l’expérience sont de vrais migrants « rejouant » cet épisode de leur vie dans ce qu’ Iñárritu appelle une « ethnographie semi-romancée ». Que peut, dès lors, une pareille expérience ? Que peut-elle faire éprouver, sentir, ressentir ? Le spectateur audacieux tentera de toucher ce qui l’entoure, et pour certains (sont-ils nombreux ceux qui l’ont découvert ?), verront un cœur battant (l’organe) en passant la tête à travers l’un des personnages de policiers ou de certains migrants. C’est la grande idée de ce film à la fois réaliste et poétique (une deuxième séquence où des personnages sont assis autour d’une table laisse place à une dérivation surréaliste) : installer des repères (sable sous les pieds, la vue d’un cœur dans un corps) pour faire prendre conscience de sa propre présence face à l’immatérialité du concept même de la VR.
Au fond, plus que le métrage qui, fatalement, se confronte à ses propres limites (ce qui est virtuel ne peut prétendre à l’incarnation, aussi réalistes puissent être l’image et le son), c’est l’installation muséale qui, ici, fait mouche. Le casque et le sac à dos posés, vous remettez vos souliers, repassez par un sas, et finissez par emprunter un couloir où vous attendent des témoignages de migrants dont les visages filmés, immobiles, vous fixent droit dans les yeux. Le piqué de l’image est tel que ces regards vous restent, longtemps après, en mémoire. C’est peut-être leur présence finale qui confère à cet audacieux et intelligent ensemble sa portée humaniste et son caractère percutant.