La pesanteur et la grâce
Entretien avec Xavier Giannoli, scénariste et réalisateur de L’Apparition
Une jeune fille prétend avoir vu la Vierge. Un grand reporter se voit commander une enquête autour du phénomène par le Vatican. Sur la base de cet argument, Xavier Giannoli (Quand j’étais chanteur, À l’origine, Marguerite) revient à la source du 7e Art : dans L’Apparition, il est question du visible et de l’invisible, de ce qui se révèle et se dérobe à nos sens. Un film haletant sur les pouvoirs (et les limites) du cinématographe.
Quand j’ai écrit cette phrase, je pensais, bien entendu, au générique du Mépris de Godard. Mais Bertrand Tavernier m’a dit un jour que « Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à notre désir » n’était pas une phrase de Bazin (et je ne sais plus de qui elle est !). Toujours est-il que quand j’écris « comment croire à ce qui se dérobe à notre regard », j’ai le générique du Mépris en tête signé par Georges Delerue. L’Apparition tourne tout entier autour d’une image qui ne sera pas dans le film. Il va falloir la chercher, essayer d’y croire.
Cette idée fait écho à un livre de Peter Handke que j’ai lu, La Perte de l’image. J’aimais cette idée que, dans un monde où chacun filme sa vie avec son téléphone, où l’image tient une place prépondérante, je commence mon histoire par la mort d’un photographe et par une enquête autour d’une image qu’on ne voit pas et dont on parle. Il y a là quelque chose à voir avec le mystère qui interroge le cinéma et, plus largement, l’illusion, la croyance.
François Musy, mon ingénieur du son, a eu une importance capitale dans ma vie. Je l’ai rencontré lorsque j’étais assistant. À 20 ans, je suis allé le voir alors que je voulais réaliser mon premier court-métrage. Je savais qu’il était l’ingénieur du son de Godard et qu’il partageait avec lui un studio d’enregistrement à Rolle, en Suisse. Il m’a proposé de faire le son de mon court-métrage : c’était inouï ! Puis j’ai passé une semaine à Rolle avec lui pour faire le mixage et ce fut une révolution pour moi : là, j’ai pris conscience de l’effet que peut produire le son. Dans la pièce d’à côté, il y avait Godard qui travaillait sur ses Histoire(s) du cinéma… François Musy m’a donc éveillé au son et j’étais fasciné par les possibilités qu’il offre : j’ai réalisé à quel point c’était important dans le rythme, dans la création d’un espace sonore. Et c’est à Rolle que j’ai entendu, à travers une porte, la musique d’Arvo Pärt pour la première fois. Sans sa musique, je n’aurais pas pu écrire le scénario de L’Apparition.
J’en reviens à votre remarque : comme l’histoire que vivent mes personnages est dingue, même si elle est inspirée d’histoires vraies, je cherche à ancrer mon récit dans la réalité, à commencer par la réalité sonore. Dans son auditorium, François Musy a un petit écriteau, où il est noté cette phrase de Victor Hugo : « Tout bruit écouté longtemps devient une voix. »
Je répétais en permanence à François : « Je veux que tout soit tout le temps organique, physique et trivial ». Le sublime, si tant est qu’il soit possible à atteindre, se déploiera à partir de ça. De la même manière, il y a beaucoup de néons à l’image. Je ne voulais pas d’une lumière qui sublime les personnages. J’avais aussi en tête le travail de l’artiste islandaise Rineke Dijkstra, qui photographie des adolescents. Il y a une incarnation dans ses photos, une grâce, du génie.
Il y a un film qui m’a fasciné pour son travail sur le son, c’est Sexe, mensonges et vidéo de Steven Soderbergh. J’adore ce film. Et d’ailleurs, Clif Martinez, qui a fait la musique de ce film, a aussi signé celle de mon film À l’origine. Clif m’a dit que, quand il a rencontré Soderbergh, il était en train de travailler sur la musique d’un documentaire sur l’espace. Le style de musique présent dans Sexe, mensonges et vidéo, film intimiste qui se réclame de Rohmer, était initialement destiné à un documentaire sur l’astrophysique et le mouvement des planètes. Dans ce film, il y a plein de moments où les sons autour des voix disparaissent. Et on a joué à ça dans les scènes d’interrogatoire, où, justement, quelque chose se suspend dans le sentiment de réalité des bruits du monde. On a travaillé, dans cette séquence au mixage, en modulant le souffle, à créer une sensation dans ce moment plus introspectif.
Vincent a du mal à donner son regard et sa voix. Il a fallu refaire des prises en lui demandant de sortir plus de lui. Il a du mal à tenir le regard longtemps. Au cœur de son art et de ce qu’il est, il y a quelque chose qui a à voir avec la dissimulation. Il aime bien être au second plan. Il a toujours le réflexe de demander qu’il y ait des gens à l’avant-plan. Il veut mettre du temps avant de donner son regard. Pour trouver la voix, il fallait négocier. Il y a donc ce drôle d’instinct chez lui : il a quelque chose de très offert et d’extraverti, car c’est quelqu’un qui va facilement vers les gens, et en même temps, dans le jeu, il y a quelque chose qui se cache. D’ailleurs, dans la vie, c’est un homme dévoré par les tics. Mais quand on dit « moteur », ça s’arrête. Comme si quelque chose de caché en lui essayait de sortir. Et quand il est supposé jouer, ses tics s’arrêtent, c’est incroyable. Cela a sans doute à voir avec la présence des regards sur lui, mais avec la caméra, il y a quelque chose d’organique, de physique et de puissant qui se joue.
J’en avais marre que, quand on filme un monastère, on voie des nonnes ou des prêtres faire des confitures. L’intérêt d’un film, c’est la distance qu’il prend par rapport aux clichés de représentation de l’univers. J’ai donc cherché une activité pour ces novices, car je voulais filmer des gestes. J’ai regardé beaucoup de documentaires, et je suis tombé sur les petites sœurs de Verdun qui fabriquent des couettes. Esthétiquement, il y avait quelque chose à conquérir. Et dans cette machine à plumes qui faisait un boucan infernal, je voyais la pesanteur et la grâce combinées. Or, tout le film se cherche dans cette tension-là. Cette fabrication de couettes avait quelque chose de trivial. Tout me plaisait, la soufflerie, le repassage, tout !
J’avais le désir constant de ramener tout le temps du concret, du contemporain. Je ne voulais pas chercher du sublime dans une forme de lyrisme. Au contraire, comme c’est l’enjeu de la plupart de mes histoires, je souhaitais qu’il y ait quelque chose qui nous cloue au sol, en même temps qu’opère une élévation vers quelque chose de sublime. C’est ce qui me touchait dans le destin de Marguerite, qui aimait la beauté et la transcendance musicale tout en étant clouée au sol par sa médiocrité. Je vois là une vérité humaine, existentielle. J’essaye d’interroger cela à travers mes films. C’est aussi pour cela que, dans L’Apparition, je place un bulldozer près du monastère où le personnage monte. Sans doute parce que j’espère tout du cinéma. Quand je filme Quand j’étais chanteur, je me dis qu’on va voir des retraités qui dansent sur des chansons populaires et que je vais filmer Depardieu : c’est le mélange de la grâce et de la trivialité. Je soulève cette question : comment révéler la grâce qui est partout ? C’est en soi un point de vue chrétien sur le monde. J’aime cette idée que le pire salaud peut porter une trace de pureté et de beauté en lui. Et dans À l’origine, c’est la même chose : il y a des bulldozers partout, c’est trivial, rivé au sol, et j’essaie de filmer un ballet de tout cela en espérant qu’une grâce en émane. J’espère toujours que le choix des cadres, la musique, les mouvements de caméra vont faire apparaître une forme de grâce et d’élévation. J’aime cette idée qu’Alain Cavalier évoque souvent : il y a une flamme de beauté en tout. Les rapports de l’image et du mystère sont au cœur du cinéma et de ce film-là.
J’ai eu la chance de croiser Maurice Pialat à la fin de sa vie et il m’a dit : « Regarde les films des Frères Lumière, on n’a jamais rien fait de mieux et pourtant, ils n’étaient pas cinéphiles ! ». Évidemment ! En effet, il y avait, dans l’ontologie même du cinéma, quelque chose qui rendait merveilleuse la scène la plus banale. Les Lumière filmaient la vie et c’était éblouissant. Il y a, chez beaucoup de cinéastes, le désir d’aller au contact de la réalité la plus triviale et d’arriver à en révéler la grâce. Je ne sais pas si cette grâce est esthétique, si elle provient du mouvement des corps, des rapports de lignes, des textures, des couleurs, si la caméra arrive à capter ça, ou bien si elle a à voir avec le miracle du vivant, la beauté de la vie, le simple fait de regarder les gens. C’est renoirien, ce que je dis là. Je ne sais pas répondre à cette question, mais quand je tourne, je pense à ça, écrasé de peur et de sentiment d’impuissance. C’est que j’ai été très marqué par des films comme Van Gogh, où la bonne trempe du persil dans du beurre et dans ce geste trivial, il y a quelque chose de sublime. Même chose quand Sandrine Bonnaire mange du jambon dans À nos amours, c’est trivial et pourtant c’est une scène gracieuse.
Oui, c’est pourquoi j’aime beaucoup Martin Scorsese, par exemple. C’est un scénariste génial qui a le goût de la scène. Est-ce contradictoire ? Je recherche d’un côté la captation de la grâce qui émane de la réalité et en même temps l’énergie et la rapidité, quelque chose d’américain qui m’obsède. Qu’est-ce qu’une image peut nous révéler de la beauté du monde ? Telle est la grande question qui me hante.
Cela a à voir aussi avec mon éducation chrétienne. Je me souviens d’un prêtre qui me disait : « C’est une drôle de vertu, l’humilité, dès qu’on croit qu’on en a, on n’en a déjà plus ». La question de l’humilité me touche, m’interroge. Je suis tellement pétri d’admiration pour beaucoup d’artistes, de romanciers, de cinéastes que je pense que beaucoup de l’angoisse profonde qui m’habite est lié à cette humilité quand je regarde des films de gens que j’admire. Quand je regarde de très grands films, j’éprouve un plaisir de spectateur et en même temps, ça me scie les pattes. Quand je vois un film de Bruno Dumont, ça me rend humble. L’admiration rend humble. Et puis, se sentir humble face à quelque chose qui vous domine, cela a à voir avec mon éducation chrétienne également.
Oui, c’est un thème qui m’obsède. Souvenez-vous de l’innocence du personnage de Cluzet dans À l’origine ou celle de Depardieu dans Quand j’étais chanteur. Je vais adapter Illusions perdues de Balzac, c’est le roman de l’innocence détruite. L’idée qu’il y a en nous quelque chose qui a à voir avec la pureté et l’innocence corrompue m’intéresse. Qu’est-on prêt à abandonner de soi-même et de sa pureté pour trouver sa place dans la vie ? C’est un thème qui me passionne. Bien sûr, faire un film où il est question d’une apparition et de la disparition de la Vierge a à voir avec ça aussi. La Vierge est une image de l’innocence. Il y a un détail esthétique très intéressant dont on parle rarement : c’est le serpent qu’écrase la Vierge sur certaines statues. En fait, Marie écrase le serpent d’Ève, elle est la figure féminine qui lui répond. Ève a irrémédiablement corrompu l’âme humaine (même si je pense, moi, qu’elle a sauvé Adam en lui faisant découvrir le tumulte de l’est d’Éden !), mais celui qui doit sauver l’humanité est le fruit des entrailles d’une femme. C’est une image en miroir : la tentatrice et la protectrice.