L'autoproduction cinématographique

Le réseau des films sauvages

Rencontre avec Timothée Euvrard, créateur de LabFilms, plate-forme dédiée à l’autoproduction cinématographique.

Doctorant en sociologie de la culture, spécialisé dans l’étude des dynamiques créatives dans le cinéma et l’audiovisuel à l’époque du numérique, Timothée Euvrard est aussi le fondateur de LabFilms, plate-forme dédiée à la création cinématographique autoproduite. Alors que le parcours de production du cinéma « officiel » est de plus en plus normé, LabFilms (dont le financement participatif est en cours) a vocation de proposer des alternatives aux créateurs et aux techniciens du cinéma.

 

 

Quand et comment vous est venue l’idée de cette plate-forme ?

L’idée m’est venue à l’issue de mes études en production cinématographique à Strasbourg, dans cette période de transition entre le monde étudiant et le monde professionnel. J’essayais d’intégrer le réseau professionnel du cinéma et de l’audiovisuel. J’ai essayé, non sans difficultés, de travailler un peu comme régisseur sur des projets de films pour me faire un réseau, et je me demandais comment des gens comme moi, qui voulaient travailler en production, ou à des postes plus techniques ou artistiques, faisaient pour avoir ce réseau, sans avoir au préalable de liens forts avec le milieu et tout en restant en région. C’était important pour moi de ne pas aller nécessairement à Paris.

Est-ce si difficile de trouver sa place dans ce milieu quand on débute ?

En région en particulier, le marché de l’emploi est quasi nul, il n’y a jamais d’offres. En production, il faut créer sa structure ou aller à Paris. Mais je m’étais rendu compte que le meilleur moyen pour développer un réseau est de commencer par pratiquer en amateur, en autoproduction. Ce qui permet aussi de développer ses compétences. C’est comme ça que j’ai eu cette idée de plate-forme de mise en relation entre jeunes techniciens, pour qu’ils puissent travailler sur des films amateurs afin de se constituer un portfolio, et ainsi accéder plus facilement au marché du travail. Et puis, je me disais que toute cette production amateur a aussi une valeur en elle-même, alors pourquoi ne pas ouvrir la plate-forme aux simples passionnés ou aux professionnels qui pratiquent en autoproduction à côté, pour avoir plus de liberté ou avoir un mode de production alternatif, hors des cadres institutionnels du cinéma.

Le risque n’est-il pas que cette plate-forme contribue à développer un réseau parallèle au réseau traditionnel du cinéma, qui n’intègre jamais le réseau principal ?

Ce réseau parallèle, il existe déjà, mais il n’est pas vraiment structuré. En Bretagne par exemple, région où le réseau du cinéma « sauvage » est le plus structuré, beaucoup d’associations se sont fédérées autour du Réseau R.A.P.A.C.E., réseau d’une quarantaine d’associations d’autoproduction audiovisuelles, qui gravitent autour de Court en Béton, un festival de courts-métrages en Bretagne. Ces associations partagent entre elles leurs moyens, et sont soutenues, via le Réseau R.A.P.A.C.E., par la région Bretagne. Je pense que l’on est dans une période où ce réseau du cinéma autoproduit est en cours de structuration à l’échelle nationale, et de manière tout à fait parallèle au réseau traditionnel, sans aucune véritable connexion. Mais l’idée est de créer une passerelle entre ces deux réseaux. Il s’agit de valoriser cette production en tant que mode d’expression à part entière, et en même temps que cela puisse constituer un tremplin pour le réseau classique et balisé du cinéma.

Quelle est la différence entre le réseau de l’autoproduction et ce réseau traditionnel du cinéma ?

La principale différence est que le réseau de l’autoproduction n’est pas soutenu par le CNC.

Le fait d’avoir ou non un soutien du CNC fait-il donc d’un film une production « officielle » ou « officieuse » ?

C’est en réalité de moins en moins vrai, puisqu’aujourd’hui le CNC soutient par exemple les créateurs de vidéos sur Internet – et pour la première fois, la subvention du CNC est déconnectée de la nécessité d’avoir une entreprise de production portant le projet. Et le soutien régional va également de plus en plus vers la production informelle, c’est-à-dire qui n’est pas encadrée par des sociétés de production déjà intégrées dans un circuit de financement traditionnel.

Qui porte et finance ces films « autoproduits » ?

Ce sont souvent les réalisateurs eux-mêmes ou les adhérents d’une association. Mais souvent, ça ne passe même pas par des associations, ce sont des initiatives spontanées, qui font appel à du financement participatif, ou de la bricole et de l’argent personnel – et parfois, des subventions pour projet culturel auprès des collectivités ou des municipalités. Mais il n’existe pas de fonds de soutien dédié à la production audiovisuelle amateur.

À quel point l’arrivée et le développement d’Internet ont-ils bouleversé la production amateur ?

Internet, c’est déjà un nouvel outil de diffusion massif, mais l’effet pervers est que la plupart des films sont noyés. Un nombre très restreint de contenus attire un maximum d’attention. En même temps, l’expression par l’image s’est totalement démocratisée, tout le monde peut prendre un téléphone et réaliser un film. Mais même si l’accès à l’outil de réalisation est à la portée de tous, même si l’accès à la diffusion est devenu très facile, ça ne veut pas dire que l’accès à l’organisation collective des tournages est facilité. À LabFilms, nous souhaitons utiliser tous les outils qu’offre Internet en matière de diffusion, mais en faisant un travail éditorial, différent de la logique algorithmique de Youtube – qui ne fonctionne que sur des critères métriques : nombre de vues, nombre de likes, nombre de partages… Et non pas sur une sélection humaine et éditorialisée des contenus. Ainsi, à LabFilms les outils numériques servent à mettre en relation les gens entre eux, et permettent aux films d’être vus, en étant labellisés par des curateurs reconnus : l’équipe de LabFilms, des institutions culturelles, des associations ou des festivals, voire des particuliers. Chacun pourra partager sa liste de productions amateurs qu’il a appréciées. L’idée aussi est que les créateurs qui partagent leurs vidéos sur notre plate-forme puissent bénéficier du regard d’autres créateurs. Enfin, cette éditorialisation n’a pas à devenir une poubelle de Youtube, mais devra mettre en avant des films qui relèvent d’une démarche différente de ce qu’on a l’habitude de voir sur Internet.

Combien de films représente ce cinéma autoproduit ?

Il n’y a pas de statistiques, mais il y en a vraiment beaucoup. Il suffit de voir le nombre de chaînes Youtube qui existent…

Oui, mais tous les producteurs de contenu sur Youtube ne font pas du « cinéma »…

C’est vrai, Youtube, c’est particulier. À la différence d’un réalisateur ou d’un producteur de films, un youtuber est d’abord un individu, une marque, une chaîne. Notre conception à LabFilms est que les individus sont au service des projets. Après, si un podcaster à besoin de trouver une équipe technique, il pourra passer par LabFilms. Ce qu’on vise à défendre, c’est la « création audiovisuelle », au sens le plus large possible, pas nécessairement uniquement du cinéma, mais n’importe quelle œuvre audiovisuelle avec un parti pris créatif fort.

Mais il y a alors deux types de créateurs de l’audiovisuel autoproduit : ceux qui souhaitent faire des vidéos pour Youtube, et donc ne sont pas dans une démarche de recherche de producteurs - parce ce que ce n’est pas le modèle de Youtube - et les créateurs qui ont envie de faire des films plus cinématographiques, mais qui ne trouvent pas de producteurs…

En effet. En fait, l’accessibilité au réseau se pose aussi pour les youtubers qui peinent à accéder au réseau de youtubers connus, qui travaillent entre eux. Il faut en réalité avoir réussi à créer sa propre communauté, devenir connu, pour bénéficier des effets de réseaux de la plate-forme. Et puis, Youtube structure sa communauté autour des chaînes, et donc de stars. Quand on est technicien, c’est très difficile d’émerger sur Youtube.

En fin de compte, il n’y a pas vraiment de « cinéma » sur Youtube…

Non. Il faut dire aussi que la logique des festivals, qui n’acceptent presque jamais des films déjà diffusés en ligne, empêche les créateurs de partager leur film sur Internet, tant qu’il n’a pas fini sa vie en festival. Aujourd’hui, le court-métrage en ligne, ça n’existe quasiment pas. D’où l’intérêt, sur LabFilms, de proposer des films à voir. Je trouve aberrant qu’un film ne puisse pas être diffusé en ligne en même temps qu’il l’est dans un festival.

Si le réseau de l’autoproduction existe déjà, comment les techniciens et les artistes rencontrent-ils des projets sur lesquels ils peuvent participer ?

Ils passent des annonces sur des newsletters ou sur des groupes Facebook. Et quand on va sur ces pages, on voit à quel point la demande est forte. Il y a plusieurs espaces très dispersés, dans lesquels de nombreux techniciens ou artistes en puissance lancent des bouteilles à la mer. Cela fonctionne dans une certaine mesure, mais s’il existait un espace où seraient rassemblés les projets et les compétences, s’il y avait un réseau social spécialisé dans l’audiovisuel, ce serait plus facile de constituer son équipe et de participer à des projets. Et puis, sur LabFilms, il sera possible de partager nos expériences : quand on poste une annonce sur Facebook, quelqu’un d’intéressé va cliquer sur notre profil. Mais ce n’est pas notre CV, notre profil Facebook, il n’y aura pas nos réalisations antérieures ou ce qu’on a fait par le passé. Et pour accéder à ça aujourd’hui, il faut passer par les bases TAF, qui regroupent tous les profils des techniciens, artistes et figurants par régions (réseau professionnel en ligne géré par les Commissions Régionales du Film, ndlr). Mais seuls les producteurs ont accès à ces bases de données, les amateurs n’ont pas accès au réseau de leur région.

En travaillant sur ces films autoproduits, les techniciens sont-ils rémunérés ?

La plupart, non. L’idée, c’est qu’ils le soient par la suite. Mais c’est souvent pareil aussi dans le court-métrage produit et professionnel… J’ai travaillé en régie générale sur des courts, en trois semaines de travail, j’étais payé 160 €, alors qu’il s’agit de films soutenus par les collectivités, la ville, le CNC… C’est ridicule. Mais en tant que technicien, tu l’acceptes, parce que tu sais que tu es obligé d’en passer par là. L’idée de LabFilms n’est pas du tout de constituer un système qui tire à la baisse les rémunérations. Il s’agit de faire des films dans un cadre non professionnel, pour après avoir la carte de visite nécessaire à l’intégration du réseau professionnel.

Mais encourager ainsi les productions amateurs, n’est-ce pas contribuer à précariser le métier ?

Les responsables des institutions nous font souvent cette remarque. Mais les gens qui s’intéressent à LabFilms sont déjà dans l’autoproduction et ne gagnent rien tant qu’ils resteront dans ce système. L’idée est que cette autoproduction soit un tremplin. Notre public n’est pas les techniciens professionnels, mais les professionnels en devenir. Les productions autoproduites ne demandent pas les financements que les productions traditionnelles demandent, donc il n’y a pas de concurrence.

Le même problème se pose aujourd’hui dans les métiers du graphisme : des dizaines de possibilités, comme des concours, ont été mises en place pour permettre aux jeunes graphistes de s’essayer à la création graphique, mais aujourd’hui, beaucoup d’entreprises passent par ces biais pour avoir un logo gratuit. Si je fais le parallèle avec le cinéma, je peux me dire en tant que réalisateur ou producteur, pourquoi embaucher des techniciens, alors qu’il y en a plein disponibles gratuitement sur une plate-forme ?

Parce que ce sera de la main d’œuvre de moins bonne qualité ! Ce sont de jeunes techniciens, qui expérimentent, débutent. Quand tu fais un film en autoproduction, tu sais très bien que tu n’auras pas les mêmes moyens qu’une production traditionnelle, tu auras moins de temps, une équipe moins disponible, moins compétente et les problèmes techniques seront plus nombreux…

L’autre problème concerne la diffusion : en festival, dans un programme de courts-métrages, on ne fait pas la distinction entre films produits et films autoproduits. Courts-métrage amateurs et professionnels rentrent dans le même circuit de diffusion, et donc le même marché.

Sauf que les courts-métrages produits ont l’avantage de bénéficier de moyens plus importants que les courts amateurs, qui ne sont pour l’essentiel, à nouveau, que des bancs d’essai avant une « vraie » production, et sont souvent « mal faits ». Et donc, naturellement, les productions financées seront plus appréciées des programmateurs de festivals…

Au-delà de ça, ces techniciens en puissance ne vont-ils pas travailler sur de mauvais films ? Si les réalisateurs n’ont pas trouvé de producteurs, c’est peut-être en raison de la qualité de leur projet…

Bien sûr. Il y aura plein de films nuls sur LabFilms, mais ce n’est pas grave : les gens ont besoin de faire des films nuls pour faire des films bons après. Mais d’autres raisons que la qualité intrinsèque d’un projet peuvent expliquer l’absence d’un producteur.

Il y a aussi, j’imagine, des réalisateurs qui recherchent la marginalité de l’autoproduction…

Oui. Il y a toute une frange de personnes intéressées par LabFilms qui sont dans une logique d’un cinéma plus alternatif ou plus trash que le cinéma traditionnel. Des réalisateurs qui ne veulent volontairement pas chercher de producteurs ou de financements, et qui ne veulent pas avoir une image professionnelle. Il y a des festivals dédiés à ce cinéma qui existent, comme Cinéma Brut ou Court Mais Trash. Ces auteurs défendent l’autoproduction comme un mode de production totalement alternatif, qui propose des films surprenants, choquants, souvent trash et qui plébiscitent l’idée de bricolage, et l’idée de faire un film sans moyens. C’est l’idée d’un cinéma « de guérilla », puisque que, au-delà d’une esthétique, il y a aussi une volonté politique d’être hors institutions. Ce cinéma-là est le bienvenu sur LabFilms, où la seule chose qui compte est de permettre à tous de faire des films. En ça, je rejoins tout à fait le slogan du mouvement Kino : « Faire bien avec rien, faire mieux avec peu, mais le faire ».