Ari Folman avait signé deux longs-métrages inédits chez nous, lorsque Valse avec Bachir, documentaire d’animation présenté à Cannes en 2008, révéla avec fracas le regard singulier d’un homme racontant sa propre histoire de jeune soldat israélien au Liban. Le Congrès est une nouvelle expérience qui, en soi, même si le film fourmille de références, ne ressemble à rien de connu. Mais questionne obstinément le médium cinéma. Rencontre avec un cinéaste qui cherche.
C’est un court roman de science-fiction que j’ai lu plusieurs fois au cours de ma vie, et notamment lorsque j’étais étudiant en cinéma. J’y ai décelé à chaque lecture des strates et des significations différentes. A la première, j’avais 16 ans et je reliais cette lecture à l’expérience de la drogue ; vous fumez du hasch, vous lisez ce livre qui parle de la dictature de la chimie de l’entreprise pharmaceutique : c’est cool. Et puis, en grandissant, j’ai discerné d’autres significations, dont la métaphore du monde communiste. Lorsque je cherchais un sujet de film pour succéder à Valse avec Bachir, quelque chose qui me sortirait de moi-même, je me suis souvenu de ce livre. Et je me suis dit que c’était sans doute le bon moment pour y revenir.
Nous vivons tous dans deux univers parallèles, l’un est le temps réel – où nous fonctionnons, avançons, rencontrons d’autres personnes -, l’autre est notre esprit, dont le flux charrie notre subconscient, nos rêves, nos hallucinations diurnes. Le travail du réalisateur est de réunir et combiner les deux dans un temps T, qui est celui de son film et ne marche pas selon cette montre que je porte au poignet. Quand vous regardez Mulholland Drive de David Lynch ou Le Temps des gitans d’Emir Kusturica, vous entrez dans un monde où vous perdez la notion de l’espace et du temps. C’est la marque des grands réalisateurs. Je cherche ça depuis mes premiers films, et j’espère y parvenir un jour.
Avec mon ADN, c’est presque une obligation. Je viens d’une famille de survivants de l’Holocauste. Dans le studio d’animation, c’était devenu une blague : chacun se demandait à quel moment les nazis arriveraient dans ce film ! Outre les robots, l’image du producteur, la grand messe très « Deutschland über alles », il y a donc plusieurs références. C’est en moi, dans mon sang, et ça ressurgit dans tout ce que je fais. Je ne le refuse pas, je ne le combats pas ; que ce soit de façon sérieuse ou sous forme de plaisanterie, il faut que ça fasse partie du flot de ce qui est évoqué dans mes films.
Sur Le Congrès, au départ, je ne savais pas du tout ce que j’allais raconter. Je suis parti de l’image d’une actrice vieillissante et de l’idée qu’elle continue à vivre jeune pour toujours dans les films. Ensuite, vous laissez votre esprit divaguer. Et surtout vous essayez de ne pas interrompre le flux, de ne pas vous brider, vous limiter. Ce scénario m’a pris beaucoup de temps – dix mois -, alors que j’avais écrit à toute vitesse Valse avec Bachir, comme pris d’une attaque de souvenirs : 96 pages en quatre jours ! Tout film est différent, mais j’essaie chaque fois de ne pas me limiter en terme de structure. Premier acte, deuxième acte, troisième acte : au secours ! Les films formatés sont l’ennemi ! Et les manuels d’apprentissage d’écriture de scénario ont tué dans l’œuf des scénaristes et réalisateurs de talent.
Non. A l’époque, dans les années 1980, ils ne nous enseignaient pas à proprement parler l’écriture de scénarios. Quant aux livres sur le sujet, j’en ai lu peu et assez tard dans ma vie, après mon deuxième long-métrage. La plupart d’entre eux sont stupides ! Les plus intéressants sont ceux qui vous disent qu’il n’y a pas de méthode. Zen and the Art of Screenwriting (Silman James Press, 1996) est sans doute le plus « nourrissant ». Il est composé d’interviews de scénaristes qui évoquent leurs habitudes, leurs manies. L’un s’assied pendant six heures devant son ordinateur et ne se relève que s’il a produit quelque chose, ne serait-ce qu’une seule page ; l’autre écrit deux pages par jour quoi qu’il arrive, et quand c’est fait, même si ça lui a pris vingt minutes, même si c’est mauvais, il part à la plage !
Ma technique pour penser et écrire consiste à ne surtout pas anéantir mon écriture par ma pensée. Je passe mon temps à me déstructurer, m’empêcher de rentrer dans des cases. Je travaille avec un « script editor » qui est mon meilleur ami. Pour Le Congrès, j’ai écrit sur un bateau, je lui envoyais par mail, chaque mercredi, les pages que j’avais remplies et le jeudi, il me rendait visite et me posait vingt questions sur la structure du film. J’y répondais et ensuite nous partions en mer pour trois ou quatre heures. De retour à quai, il rentrait chez lui et je me remettais au travail en ayant en tête ces vingt questions. Et chaque semaine, nous recommencions. Depuis que nous avons fini le scénario, il n’est pas revenu naviguer avec moi, je ne sais pas ce que cela signifie… C’est étrange, non ?
L’élaboration du film a été longue et difficile pour tout le monde : moi, les animateurs… Et nous sommes passés par plusieurs étapes. Nous avons d’abord essayé d’imiter le style réaliste de Valse avec Bachir, mais ça ne fonctionnait pas. Le Congrès parle de la dictature du chimique et du libre arbitre : les personnages animés ne peuvent pas ressembler à des êtres de chair et d’os. Alors nous avons choisi d’explorer une autre veine, et nous avons rendu hommage aux frères Fleischer, les créateurs, dans les années 1930, de Betty Boop et des premiers Superman.
Bien sûr. Et avec la contradiction, dans laquelle nous vivons tous, née de la comparaison entre la haute technologie actuelle – consistant à scanner les acteurs – et ces œuvres du passé qui font partie de notre culture, de nos mémoires. Comme d’autres références plus récentes à l’animation japonaise : Satoshi Kon, Hayao Miyazaki, Isao Takahata…
Sauf qu’elle existe pour de vrai ! J’ai écrit cette scène de cette façon, et quand je suis arrivé à Los Angeles pour visiter des lieux dédiés aux effets spéciaux et aux images de synthèse, j’ai trouvé exactement « l’engin » que j’avais imaginé. (Sur son ordinateur portable, il clique sur une vidéo montrant une jeune actrice au centre de la sphère du film). Regardez, des milliers de flashes crépitent et le processus dure à peine une minute : pas besoin du monologue d’Harvey Keitel.
Peut-être, mais ils n’en ont pas besoin. Pouvez-vous croire qu’elle n’est pas une véritable personne ? Dans les images que j’ai vues il y a trois ans, le seul défaut était que les mouvements des yeux étaient un peu lents. J’ai tourné cet état de fait en farce, en faisant cligner de l’œil l’actrice scannée interprétée par Sarah Shahi dans mon film. Mais je parie que maintenant, trois ans après, ils ont corrigé tout ça !
Ce monde animé – qui est très proche du livre – est totalement factice : vous cassez une ampoule, en sniffez le contenu et vous devenez qui vous voulez être. C’est fantastique, mais dans le même temps, c’est ennuyeux et perturbant. Parce que c’est faux. Si j’en avais fait quelque chose de plaisant, d’agréable, ça ne fonctionnerait pas.
Tant mieux, c’est votre challenge. Vous devez vous impliquer, ou au moins vous laisser faire. C’est une épopée en compagnie de Robin Wright qui emprunte plusieurs moyens de locomotion très différents, comparables à une fusée, une diligence, une voiture de course, l’essence des rêves… Ça commence avec un gros plan où l’on plonge dans ses yeux, ces merveilleux yeux verts, et ça se termine quelque part dans l’inconnu. Mais quoi qu’on pense du film, personne ne peut se plaindre de ne pas en avoir eu plein la vue.
Achetez un billet et retournez voir le film ! C’est le principe : si vous proposez à n’importe qui de devenir qui il veut, il choisira une star de cinéma ou un chanteur, en tout cas une célébrité, voilà la réalité de la culture télévisée… Personne ne souhaite être cet homme assis là, au bar, qui est peut-être très heureux, vit avec une femme adorable et des enfants géniaux, mais qui n’est « personne », au sens où ce mot s’entend aujourd’hui. Tout le monde veut être « quelqu’un » et généralement, tout le monde choisit le même « quelqu’un »…
Je ne suis pas sûr non plus ! Mais j’avais trois dessinateurs qui travaillaient très dur et je voulais qu’ils soient heureux. Je leur ai demandé de choisir quels personnages ils avaient envie de créer. Certains noms m’étaient essentiels – je voulais, par exemple, des acteurs, Marilyn Monroe, Clint Eastwood… Je voulais Picasso, Yoko Ono ou Mohammed Ali – et eux ont apporté leurs personnages, leurs fantasmes, leur univers.
Extrêmement. Le personnage de Dylan, l’amoureux de Robin, a été dessiné dans plusieurs endroits. Dans les scènes créées en Israël et en Allemagne, son langage corporel était très masculin, tandis qu’au Luxembourg, il était ultra féminin, avec des gestes mesurés, voire lents ! C’était un casse-tête. Il nous a fallu une année et une équipe de quatre personnes venues de Bruxelles dans mon studio d’animation pour réparer tout ça, et donner au personnage une apparence consistante et cohérente.
Je n’ai pas écouté sa musique pendant dix mois ! Si sublime qu’elle soit, elle est aussi très déprimante et je pense que je me serais suicidé. Pete Doherty a déclaré – et ça m’a fait rire – que quand il est au plus bas, il écoute un disque de Max Richter et il réalise qu’il peut aller encore plus mal ! Richter est un génie, il est vraiment fait pour composer de la musique de film, il apporte une touche émotionnelle unique. Il a été impliqué dès le départ et a trouvé immédiatement le thème principal qu’on entend cinq fois, dans des variations différentes, tout au long du film. Ensuite, il y a eu une période complexe au milieu de la production, et il a composé d’autres thèmes au cours du montage.
J’ai fait trop de choses sur ce film : je l’ai écrit, réalisé, produit… ce qui est sans doute le pire ! Pour tout vous dire, Le Congrès a pris le pouvoir sur ma vie. Pendant mon travail sur Valse avec Bachir, j’ai écrit trente épisodes de séries télévisées, j’ai développé des projets, j’avais une vie ! Le Congrès m’a envahi pendant quatre ans, en dehors de lui, je me suis occupé de mes enfants, et c’est tout.