Fraîchement récompensée d’un César pour les costumes de Saint Laurent de Bertrand Bonnello, avec lequel elle avait déjà travaillé sur L’Apollonide – qui lui valut sa première statuette en 2011 –, Anaïs Romand est au générique de Journal d’une femme de chambre de Benoît Jacquot (sorti depuis le 1er avril). À l’écran, on sent les matières, les textures, la légèreté d’un col en dentelle ou l’aplomb d’une jupe en drap. On lui doit les atours anciens et modernes de longs-métrages aussi différents que Les Destinées sentimentales, L’Enlèvement de Michel Houellebecq, Bird People ou Les Nuits d’été… Rencontre, dans son atelier de Romainville, avec une femme au verbe franc et aux doigts de fée.
L’ATELIER
Surprise, celui-ci n’est pas une ruche bourdonnante, mais un espace très calme, blanc, aéré, où trônent deux mannequins sans tête arborant l’un un jupon de tulle et l’autre une robe blanche : non pas un travail en cours signé Anaïs Romand, mais les essais d’une de ses amies pour un mariage dans la vraie vie. Pour la photo, notre hôtesse accepte gentiment de grimper à l’échelle et d’aller décrocher, puis libérer de sa housse sombre, une robe de chambre flamboyante : « Elle a été réalisée pour le film Les Anarchistes de Elie Wajeman (à sortir en 2015), situé en 1900, avec Tahar Rahim et Adèle Exarchopoulos. Le budget réduit ne m’a pas permis d’acquérir le tissu adéquat, alors je l’ai taillée dans un cachemire ancien appartenant à ma famille et qui servait [car il était abîmé] à emballer l’arbre de Noël chez ma grand-mère, puis chez ma mère, puis chez moi…» Autour des grandes tables situées au centre, parmi les lampes et machines à coudre, s’active Yolande, assistante d’Anaïs, qui découpe actuellement une blouse blanche de laboratoire pour le personnage de Guillaume Canet dans Le Secret des banquises. Dans ce premier long-métrage de Marie Madinier (en préparation), l’action est contemporaine. « A priori, on ne fabriquerait pas une blouse blanche », explique Anaïs Romand, « et celles des rôles secondaires dans la scène seront achetées. Mais il se trouve que le personnage principal interprété par Guillaume Canet est pointilleux et obsessionnel, très “dans le contrôle”, et nous avons donc voulu que ça se voie, y compris dans “l’uniforme” qui représente sa profession, et qui sera donc plus ajusté, plus élégant qu’une blouse basique. »
FORMATION ET DÉBUTS
« J’ai suivi une formation de restauration, spécialisée dans tout ce qui était papiers, livres, dessins, gravures, mais c’est un travail très solitaire. J’ai ensuite bifurqué vers la peinture textile et de là, je suis devenue assistante, au théâtre et à l’opéra, du tandem formé par la costumière Franca Squarciapino et le décorateur Ezio Frigerio, sur des mises en scène de Peter Brooks, Giorgio Strehler, Andreï Kontchalovski, Luis Pasqual… Je suis arrivée au cinéma comme créatrice de costumes sur Les Derniers Jours d’Emmanuel Kant, un très joli film en noir et blanc de Philippe Collin (1993). Il voulait travailler avec l’équipe de Strehler et j’ai ainsi fait partie de l’aventure. Je m’y suis sentie bien. J’ai continué avec Du fond du cœur de Jacques Doillon et, dans les premiers temps, je suis restée assistante pendant quelques années au théâtre, pour gagner ma vie. »
LE MÉTIER
« Il y a une méconnaissance de mon métier qui fait que certaines personnes croient que je couds les costumes avec mes petites mains, ou que je suis la personne qui aide l’acteur à enfiler son vêtement. Ces métiers — tailleurs, couturières, habilleuses — sont indispensables. Le rôle de l’habilleuse est dévalorisé en France, alors que c’est un vrai métier impliquant une formation très complète. Enfin, qui devrait… Il faut savoir coudre, connaître les matériaux et comment les entretenir, et avoir en tête les différentes silhouettes selon les époques. Ce sont des gens qui travaillent énormément et sont mal payés. Ils arrivent les premiers sur le plateau et partent après tout le monde, car il faut nettoyer les diverses pièces de costumes, repasser, ranger, préparer pour le lendemain. L’habilleuse, ce n’est pas juste quelqu’un qui suit un acteur pour lui apporter un café et lui prodiguer des massages, comme certains producteurs ou certaines vedettes ont tendance à le penser. Si l’on prend Gaspard Ulliel / Yves Saint-Laurent au tournage de Saint-Laurent de Bonello, il faut, pour créer l’apparence de son personnage, dix personnes minimum. Il y a donc la créatrice des costumes, en l’occurrence moi ; un tailleur, l’assistant du tailleur qui va l’aider à monter toutes ses toiles et ses coupes ; puis les couturiers, c’est à dire au moins trois personnes en atelier. Sur le plateau, même si elles ne sont pas là exclusivement pour Gaspard, il y a la maquilleuse, la coiffeuse, la perruquière, et l’habilleuse. »
CRÉATRICE DE COSTUMES
« Je cherche d’abord une ligne et dessine chaque costume en noir et blanc. Je ne suis pas une assez bonne peintre ou dessinatrice pour donner sur papier une idée exacte de la matière et de la couleur souhaitées, alors qu’elles sont, pour moi, indissociables : une couleur ne va pas donner la même chose sur un coton, un lin, ou une soie, car les reflets et les densités changent… En revanche, dans ma tête, la couleur est extrêmement précise. La plupart du temps, je choisis des tissus blancs ou neutres dont je teins ensuite des échantillons dans plusieurs nuances, afin de trouver la bonne. Je fais ça à l’ancienne, dans des casseroles, comme un peintre fabrique ses couleurs. Le dessin représente 5% du travail. Il faut ensuite trouver les bonnes matières, qui n’ont rien à voir avec du tissu d’ameublement, trop épais et qui donne un résultat épouvantable. Les matériaux pour les films d’époque sont vraiment le problème crucial. Les réserves s’amenuisent, la manne qui existait encore quand j’ai commencé il y a une vingtaine d’années est en train de se tarir. Pour la période fin XIXème début XXème, on arrive encore à trouver, aux Puces ou dans des salles des ventes tissus, accessoires et vêtements authentiques. Pour les périodes antérieures, il n’y a plus rien ou alors c’est trop onéreux. Et, par exemple, vous trouvez de plus en plus difficilement, pour un costume d’homme, des pièces de drap de laine sans un pourcentage d’élasthanne, or le tombé, les beaux plis cassants sont vraiment la marque d’une époque jusqu’aux années 1960. On produit encore en France des pièces de qualité, mais pour plus de diversité, j’étends mes recherches à l’Europe entière : les lins en Allemagne et dans les pays Baltes, les beaux draps de laine en Angleterre, les soies en France et en Italie, les tissus brodés ou matelassés. »
LA SILHOUETTE DE CÉLESTINE
« Elle se crée après lecture du scénario du Journal d’une femme de chambre et discussion avec Benoît Jacquot : je lui propose un certain nombre de dessins et maquettes et on ajuste ensemble aux essayages. Il a peu modifié mes propositions et plutôt demandé des costumes en plus, car il y a de nombreux flash-back : il avait envie de la montrer très différente d’une femme de chambre ordinaire. Sur la photo de l’affiche, on voit le costume principal de Célestine, celui dans lequel elle travaille. Elle a une élégance un peu au-dessus de sa condition, car elle vient de Paris. Il fallait, dans cet uniforme, donner à la fois cette allure et une certaine rigueur. La robe est faite d’un coton moderne, mais au tissage très serré, avec un façonnage en nid d’abeille, qui était noir et que j’ai rehaussé en teinture bleue de Prusse. Elle semble lourde, mais elle est en réalité assez légère, et vit sur son corps, accompagne ses mouvements. La dentelle blanche est une authentique dentelle d’époque. Quant au tablier, il est coupé dans un drap de fil acheté aux Puces, empesé — avec de l’amidon en grain qu’on délaie et qu’on chauffe, et non en bombe ! — afin de lui donner ce froissé et ce poids particulier que vous n’obtiendrez pas avec un tissu moderne. Ça donne quelque chose d’intéressant à l’image, un tombé, un cassant. Le personnage de Célestine a à cœur de bien se vêtir : pour les classes populaires ou pauvres au XIXème, il y avait un honneur à être “bien mis”. Ils entretenaient leur linge avec soin, parce que ça coûtait cher. Il ne fallait pas que les vêtements de Célestine aient l’air neuf, certains ont une patine, mais il leur fallait un raffinement. »
LES ARCHIVES DE L’APOLLONIDE
« Un film chasse l’autre. Je ne garde plus rien, depuis qu’un dégât des eaux a ravagé mes archives. Désormais, je donne tous mes croquis préparatoires à la Cinémathèque française. Je possède donc encore les planches pour Les Anarchistes et Le Secret des banquises. Des films antérieurs, il me reste un carton de L’Apollonide de Bertrand Bonello, qui, par hasard, s’est baladé d’un endroit à un autre et est revenu ici.
C’était surtout un travail sur le corps et le nu, il fallait donc trouver chaque silhouette sur la base de corsets et guêpières, et ensuite travailler les accessoires, les voiles, les jupons et les bijoux. Les déguisements. Parce qu’il y avait là quelque chose d’un théâtre mené par la mère maquerelle, interprétée par Noémie Lvovsky, comme une sorte de Madame Loyal régissant tout son petit monde et le mettant en scène. Dans un film tel que L’Apollonide, la multiplication des essayages costumes sont essentiels, car toutes ces jeunes femmes d’aujourd’hui, qui portent des jeans aux hanches, ne savaient plus où était leur taille ! Elles se sont beaucoup entraînées, à la fois à lacer et délacer leur propre corset, mais à aider leurs copines à le faire, ce qui leur a donné ensuite, sur le plateau, l’aisance dans le mouvement et l’intimité reflétant leur vie recluse dans cette “maison close”. La collaboration étroite avec le chef-opérateur et le décorateur est cruciale, mais ici plus particulièrement : le décor d’Alain Guffroy était l’écrin qui allait contenir ces corps comme des bijoux. Et nous avons travaillé avec Josée Deshaies très en amont sur les échantillons de couleurs de peintures, de papiers peints, comment les personnages se détachent ou au contraire se fondent. Il n’y a aucun tabou de couleurs, mais la question que je pose très vite aux chefs-opérateurs est de savoir s’ils acceptent les vrais blancs ou si je dois les casser un peu… »
CONTEMPORAINS ET INVISIBLES
« Je réfute l’expression “film en costumes” que je trouve presque péjorative. Tous les films sont en costumes ! Mais évidemment, quand il s’agit de jeans et de tee-shirts d’aujourd’hui, ça paraît simple. C’est faux, et ce n’est pas moins réfléchi pour autant. Sur le film de Pascale Ferran, Bird People le but était de montrer les personnages dans leur invisibilité, qui est aussi le thème du film, il y a eu avec la réalisatrice, qui sait parfaitement ce qu’elle veut, un travail de concertation sur chaque détail. Un film contemporain est souvent difficile pour les acteurs, parce qu’ils ont plus de mal à se détacher de ce qu’ils sont et installer une distance entre eux et le rôle. Sur un film d’époque, les acteurs se laissent plus facilement porter et guider. Sur le contemporain, ils acceptent moins volontiers la transformation. Par conséquent, il faut là aussi faire beaucoup d’essayages, car si le réalisateur et moi pensons qu’il faut amener le personnage vers tel ou tel style, ça ne va pas se faire en un jour. Si, lors d’un essayage, un acteur a rejeté un costume auquel on tient, ça vaut parfois le coup de le laisser mûrir et de lui proposer à nouveau, un peu plus tard. Selon son cheminement vers le rôle, il ne sera peut-être plus aussi catégorique. Le film que Guillaume Nicloux a tourné cet été avec Isabelle Huppert et Gérard Depardieu, Valley of love (à sortir en 2015) est notre quatrième ensemble et notre troisième qui soit contemporain après La Clé et Holiday. Nous sommes complices, la confiance s’est installée très vite et travailler avec lui est ludique : il adore transformer ses comédiens, les amener vers des silhouettes très différentes. Isabelle Huppert est extrêmement professionnelle et se connaît parfaitement bien, c’est très agréable de travailler avec elle, parce que ça va vite : elle se projette dans un personnage, se situe dans un respect total du réalisateur et de ses envies et se met au service du film. Dès que l’on a choisi une direction, on avance bien, on continue à chercher tant qu’elle n’est pas à l’aise, en tant qu’elle-même mais en adéquation avec le personnage. Une fois qu’on a trouvé, c’est calé et ça roule… »
COMBINAISONS EN LATEX
« Pour Demonlover d’Olivier Assayas, j’ai visité sur Internet des tonnes de sites SM, et j’en ai fait des cauchemars ! J’ai été terrifiée par ce que certaines personnes se font subir à elles-mêmes et aux autres. Là encore, il s’agissait de travailler sur le corps, de rendre cet univers en images visuellement fortes. Et immédiatement parlantes sur le SM sans tomber dans des choses trop explicites ou laides : par exemple, il y a une pratique qui consiste à s’enfermer dans des combinaisons complètement étanches qui gonflent, gonflent, jusqu’à les étouffer. Au bout du compte, ça ressemble à des bonshommes Michelin. Nous avons opté pour l’étouffement aussi, mais plutôt près du corps avec des combinaisons très serrées et contraignantes, qui empêchent tous les pores de la peau de respirer.
Pour Holy Motors de Leos Carax, c’était tout à fait différent. Les combinaisons dans la séquence de motion capture n’étaient pas du tout en latex, mais en jersey. Et les capteurs censés aider les animateurs à faire leur travail, ont été fabriqués à partir de cale-portes en plastique transparent peints en blanc fluo ! »
ET DEMAIN ?
« Autant pour les costumes que pour le maquillage et la coiffure, on manque parfois de rigueur en France. Je n’ai pas envie de m’exiler pour mon travail, j’aime vivre et travailler ici. J’aime le cinéma qu’on fait en France. Mais j’aimerais que la branche costumes-maquillage-coiffure soit un peu mieux développée au niveau de la formation. Et que les producteurs aient conscience qu’on ne va pas juste chercher de la fripe aux Puces ou dans les magasins ; qu’on ne trouve pas tout aux Galeries Lafayette, toutes les époques, tous les styles, toutes les tailles ! Qu’il faut, pour créer chaque personnage, un nombre colossal de personnes et d’heures. Et que c’est un vrai travail de construction artistique. »