Retours sur soi

Une belle exploration du temps

Parfois, le cinéma est sa propre machine à remonter le temps, comme dans Nos futurs de Rémi Bezançon : retrouver sa jeunesse, un camarade d’avant, voyager dans ses propres souvenirs, ou dans la vie telle qu’elle serait sans nous, ou avec une autre version de nous… Florilège choisi d’intimes explorations du temps, commenté par Rémi Bezançon.


GRANDIR


Dans Big (1988) de Penny Marshall, Josh, un garçon de 13 ans trop petit (au sens propre) pour entrer dans un manège à la suite de la jeune fille dont il est amoureux, fait le vœu, devant une machine à sous habitée par le visage d’un automate magicien, Zoltar, de « devenir grand ». C’est ce qui lui arrive (au sens propre) dès le lendemain matin : il a l’allure d’un adulte (Tom Hanks), mais est resté un enfant dans sa tête. Il quitte le New Jersey pour New York, trouve un emploi dans l’équipe de réflexion d’une chaîne de magasins de jouets. Ce grand dadais s’amuse d’un rien, recrache le caviar béluga qu’il vient d’avaler et accepte d’héberger une collègue de boulot à condition d’être « au-dessus » (il possède des lits superposés !). Le contraste constant entre ce personnage double et débridé et les adultes corsetés fait le sel de cette gentille comédie qui dit qu’il ne faut pas brûler les étapes et que chaque moment de la vie, si pénible soit-il à l’adolescence, est nécessaire à fabriquer un homme.

Version femme, 30 ans sinon rien (2004) de Gary Winick, voit là aussi une gamine de 13 ans propulsée dans son propre futur, qui ressemble à son rêve d’enfant : Jenna a trente ans (Jennifer Garner), rédactrice de mode, elle est belle, riche et puissante. Mais son âme (et son cerveau) de 13 ans lui permettent de voir qu’elle est devenue odieuse, calculatrice et égocentrée. Pire, qu’elle ne voit plus son meilleur ami, devenu photographe, qui s’apprête à en épouser une autre. Rien de tel qu’un cauchemar d’adulte pour vouloir redevenir instantanément ce qu’on était. Défauts et qualités compris. Et admis. Il faut du temps pour grandir.

Big (1988) de Penny Marshall

REVISITER SON ADOLESCENCE


Suite à un malaise lors d’une réunion d’anciens élèves en 1985, Peggy Sue est propulsée dans son quotidien de lycéenne de 18 ans, en 1960 (avec son âge et sa conscience actuelle, Kathleen Turner interprétant les deux rôles avec des maquillages variables). Peggy Sue s’est mariée (1987) de Francis Ford Coppola remonte le temps : mère de deux enfants qu’elle a eus avec Charlie, Peggy Sue se retrouve au lycée avec celui-ci et tente de changer le cours des choses pour éviter le désastre de sa vie de femme. Mais, malgré tout, rien ne change : elle ne peut s’empêcher d’aimer Charlie et en accepte l’augure. Se réveillant à l’hôpital en quadragénaire, elle le trouve à son chevet : bien que n’ayant pas fait le même « voyage » qu’elle, il a compris pendant son « absence », à l’aune de sa peur de la « perdre », qu’elle était celle qu’il aimait. Camille redouble (2011) de et avec Noémie Lvovsky suit le même schéma narratif : Camille retourne de 2011 à 1985, garde à l’identique son visage et ses rondeurs de femme mûre en redevenant une ado de 16 ans (c’est une des belles idées du film : tout le monde la voit « jeune », sauf elle-même et les spectateurs).

Ce que Lvovsky ajoute par rapport au thème, c’est une nostalgie des disparus : elle retourne dans sa vie à quelques semaines du moment où sa propre mère est morte, et si elle tente vainement d’empêcher l’inéluctable, elle profite aussi de tous les instants passés avec elle, enregistrant sur un magnétophone la voix « douce et chaude » de sa génitrice. Elle aura réussi à changer quelques événements, pas le naufrage de son mariage : au passage, elle a apaisé sa colère envers celui qu’elle aimera désormais différemment. Accepter est une façon de grandir, et une forme de sagesse.

Peggy Sue s’est mariée (1987) de Francis Ford Coppola

RECULER POUR AVANCER


Lorsqu’Annie Hall de (et avec) Woody Allen commence, celui-ci, prénommé Alvy, raconte face caméra deux blagues destinées à nous faire comprendre son rapport à la vie, puis évoque sa séparation avec Annie, il y a un an : « Je n’arrive toujours pas à m’en remettre, dit-il, je pense et repense à tous les aspects de notre relation, j’analyse ma vie, en essayant de comprendre où ça a foiré…» Suit une évocation de l’enfance new-yorkaise où Alvy adulte apparaît dans sa salle de classe et se voit en petit rouquin à lunettes, tandis que ses camarades hauts comme trois pommes révèlent à voix haute ce qu’ils sont devenus en grandissant. L’un est industriel, l’autre est branchée cuir. Lui est devenu comique. Lorsqu’il nous raconte sa rencontre avec Annie, son sourire, ses « La-Dee-Dah », ses fringues et ses névroses, c’est l’homme qu’il est devenu qui retraverse ces souvenirs. Tous les possibles du cinéma sont mis en œuvre : écran dédoublé, « fantôme » d’Annie quittant son corps en train d’étreindre celui d’Alvy, intrusion du couple lors d’une fête du passé à Los Angeles, où ils s’observent eux-mêmes en train de s’éloigner l’un de l’autre… Le voyage global qu’est le film, enserré par ces deux adresses d’Alvy/Woody face caméra, se conclut par la phrase « J’ai compris quelle personne formidable elle était, et combien c’était chouette de la connaître » et une dernière blague. Prendre du recul sur son histoire et faire du grand cinéma, c’est la quadrature du cercle !

Annie Hall (1977) de (et avec) Woody Allen

TOUJOURS RECOMMENCER


Un jour sans fin (1993) est une comédie formidable qui revisite de façon sisyphéenne le retour sur soi. Dans ce film de Harold Ramis, un météorologue quadragénaire (Bill Murray), acariâtre et imbu de lui-même, reste bloqué suite à une tempête dans le dernier endroit où il avait envie d’aller : Punxsutawney, bled du fin fond de la Pennsylvanie, où l’on célèbre une marmotte prédisant la venue du printemps. Pire, il reste bloqué le jour du 2 février, où l’on réveille l’animal, où il doit enregistrer pour la télévision son commentaire blasé, et où tous les « bouseux » (selon son propre terme) font la fête. D’abord incrédule, puis décidé à bénéficier de la situation (en draguant des filles ou volant un sac d’argent), puis déprimé au point de tenter de se suicider, il finit par mettre à profit cette éternité qui lui est offerte : jour après jour, il apprend le piano, lit les classiques, découvre la sculpture sur glace, se préoccupe des autres au point de les connaître et les aimer, et tombe authentiquement amoureux de Rita, la jolie productrice. Il se « réveille » alors, un autre homme, un nouveau jour, avec Rita à ses côtés. Devenir quelqu’un de bien, attentif, ouvert, généreux, ça prend des années…

Un jour sans fin (1993) de Harold Ramis

SE PROUVER QU’ON EXISTE


Dans La vie est belle (1946), le chef-d’œuvre de Frank Capra, l’artefact prétexte au voyage est un vœu exaucé par un ange (sans ailes) envoyé du ciel pour empêcher George Bailey (James Stewart) de se suicider. George aurait voulu « ne jamais exister » ; qu’à cela ne tienne, l’ange Clarence lui montre ce qu’aurait été la vie sans lui : son petit frère se serait noyé, sa mère serait devenue une vieille dame acariâtre, sa femme serait restée vieille fille, le vieux pharmacien aurait été enfermé pour empoisonnement, les logements Bailey n’auraient pas été construits, et la ville entière serait aux mains du banquier véreux Potter. Pour un retour sur soi, c’est un retour sur soi ! Une vie d’homme, ce n’est rien et c’est beaucoup : chaque chose que l’on fait affecte, même imperceptiblement, en bien comme en mal, la vie des autres…

La vie est belle (1946) de Frank Capra