Un flic dans la cité

Interview Reda Kateb

Frères ennemis, le film coup de poing de David Oelhoffen sort sur les écrans le 3 octobre avec en tête d’affiche le duo Matthias Schoenaerts et Reda Kateb. Si le film pèche par un scénario ultraléger et comporte des longueurs, la mise en scène soignée et la direction artistique très documentaire permet à ce polar de se hisser dans le haut du panier des productions françaises. David Oelhoeffen joue sur le registre du cliché du « beur vs flic » mais en inversant les rôles : Driss, le beur, est un policier très bien intégré dans la société française, tandis que Manuel, le Français de souche, est un dealer parfaitement implanté dans la communauté de la cité. Précisons que les deux acolytes se connaissent bien puisqu’ils ont passé une bonne partie de leur jeunesse ensemble sur les mêmes bancs d’école. Tout le film repose donc sur la confrontation entre Driss et Manuel, à savoir lequel du voyou ou du garçon honnête prendra le dessus. Matthias Schoenaerts et Reda Kateb forment un duo résolument crédible et puissant, sans que jamais la balance ne penche définitivement pour l’un ou l’autre. Un art de l’équilibre dont Reda Kateb a bien voulu nous toucher deux mots à la sortie de la première mondiale du film, projetée le 1er septembre en compétition du 75e festival du film de Venise.

 

C’est la deuxième fois que vous travaillez avec David Oelhoffen, après Loin des hommes, en 2014. À quelle occasion vous êtes-vous rencontrés la première fois ?

J’ai rencontré David pendant le casting de son premier long-métrage, Nos retrouvailles. Lui cherchait un comédien pour interpréter un boxeur, tandis que moi, à l’époque (vers 2007), je faisais beaucoup de théâtre, mais je cherchais à faire du cinéma. J’avais très envie de jouer ce rôle de boxeur, et j’avais commencé à écumer les salles de boxe, à faire de la corde à sauter des journées entières chez moi, etc. Mais finalement, comme j’avais plutôt le corps d’un gars qui ne faisait pas de sport et qui ne mangeait pas au resto tous les jours, David, même s’il a hésité, ne m’a pas engagé pour ce film. Après ce rendez-vous manqué avec David, le temps a passé, il a pensé à moi pour le rôle de Mohamed dans Loin des hommes. En fait, c’est sur le tournage de ce film que l’on s’est vraiment rencontrés. C’était un tournage assez dur physiquement, très intense, dans des conditions souvent éprouvantes, ce qui a resserré nos liens. On est devenu amis et un an plus tard, il m’a fait lire le scénario de Frères ennemis, qui à l’époque s’appelait Territoires. J’ai été très heureux d’avoir eu cette chance, car je recevais beaucoup de scénarios décevants à ce moment-là et je n’arrivais pas à débusquer les films que j’avais vraiment envie de faire.

Qu’est-ce qui vous a attiré dans l’intrigue et le personnage de Driss à la lecture du scénario ?

David a réussi à dépoussiérer cette image du flic de cinéma, très codifiée, mille fois vue, pour en faire une figure plus moderne qui correspond à la société d’aujourd’hui. Cette idée qu’un flic des Stups, issu d’une cité de banlieue, qui voit son métier comme un idéal républicain et comme un ascenseur social, se retrouve finalement piégé, pris dans un étau, entre sa conscience professionnelle (coffrer Manuel, le dealer) et sa conscience morale (aider Manuel, son ami d’enfance) est très intéressante. Le fait que le personnage soit constamment utilisé d’un côté ou de l’autre dépeint bien la société française actuelle, qui parfois utilise cyniquement ses jeunes de banlieues, ses immigrés, pour en faire des exemples de réussite sociale, quitte à les manipuler.

Comment avez-vous préparé votre rôle ?

Je suis allé rencontrer des policiers, j’ai passé du temps avec eux pour comprendre leur travail, m’intéresser aussi à leur quotidien, leur boulot de bureau. Pour les Stups, j’ai découvert le côté ingrat de leur travail, l’usure qu’ils affrontent au quotidien face à l’industrie de la drogue. J’ai aussi travaillé avec Maratier, un armurier, pour maîtriser mon pistolet ; pas vraiment pour dézinguer, mais plus pour apprendre à l’utiliser comme un outil de travail quelconque. Que le flingue devienne presque comme le briquet du flic, que Driss pose, décharge, recharge sans y prêter plus d’attention que cela. Cela m’a permis de montrer qu’il n’a pas de fascination pour la violence, qu’il n’est pas attiré par ce côté « action » du métier de policier.

Le personnage de Driss a-t-il été écrit par David Oelhoffen en pensant à vous ? A-t-il beaucoup évolué entre le script et le montage final ?

Effectivement, David m’avait en tête dès le début en écrivant le scénario. En tout cas, c’est ce qu’il m’a dit… Finalement, je ne pense pas qu’il y ait eu de grosses différences entre ce qu’il a écrit et ce que l’on voit à l’écran. Après, ce qui a changé, c’est pendant le tournage quand les choses s’incarnent : certaines lignes de dialogues s’effacent, remplacées par des regards… On écrit avec les images, avec les corps, les voix… ça mue forcément, un peu comme dans tous les films. Il n’y a jamais vraiment eu de grosse impro ou de free-style, on est restés très fidèles au scénario. Par contre, ce que j’ai beaucoup aimé en travaillant avec Matthias, c’est qu’on prenait plaisir à dérégler à chaque prise un petit quelque chose de la scène. On a cela en commun : le plaisir d’aller chercher un nouveau moment à chaque fois, d’offrir du choix.

Le film a un style visuel documentaire, mais la mise en scène semble très précise avec de nombreux plans-séquences qu’on sent très réglés. Aviez-vous une marge de liberté durant ces plans, en termes de déplacement ou de timing ?

En fait, tout était très frénétique sur ce tournage. On avait très peu de marge de liberté, car on avait un plan de travail très serré qui nous laissait très peu de temps pour filmer. Il est arrivé souvent que l’on finisse de tourner avec le dernier rayon de soleil dont on avait besoin, mais in extremis. Il y avait une course aux plans tous les jours. D’un autre côté, on prenait toujours beaucoup de temps à répéter avec David plutôt que de filmer tout de suite. Ne serait-ce qu’une heure le matin, régler même les déplacements, etc. David ne fait vraiment pas l’économie de cela, comme sur Loin des hommes, il écoute beaucoup ses acteurs, on a vraiment l’impression d’être avec lui des partenaires de création, jamais des marionnettes.

Nous apprenons finalement très peu de choses sur le personnage de Driss comparé à Manuel. On sait que Driss élève seul sa fille, mais on ne connaît pas vraiment sa vie privée. Cela a-t-il été voulu dès le début ? D’autres scènes ont-elles été écrites mais pas retenues au montage?

Effectivement, il y a une scène en particulier qui a été écrite et filmée, mais coupée au montage. Il s’agit de la suite de la scène où les deux acolytes sont chez Driss et prennent un verre de rhum ensemble. Driss raconte qu’il s’est engagé dans l’armée pour quitter la cité, qu’il est ensuite entré dans la police pour échapper à l’armée, puis, étant donné qu’il venait de banlieue, il a intégré les Stups en espérant grimper dans la hiérarchie.

Reda Kateb et Matthias Schoenaerts dans Frères ennemis. Copyright Bac Films.
Vous avez le même âge que Matthias Schoenaerts, vous avez tous les deux joué des personnages intenses et torturés. Appréhendiez-vous le moment où vous alliez vous frotter à lui ? Et lui à vous ?

Nous ne nous connaissions pas avant le film, donc il y avait quand même une petite appréhension, comme quand on part en colonie de vacances, on va rencontrer un nouveau groupe que l’on ne connaît pas. Il y a, bien sûr, le trac dû à l’envie de faire du bon travail, mais aussi de savoir si l’on va avoir de bons camarades et de bons moniteurs… J’avoue qu’avec Matthias cela a été immédiat, nous nous sommes tout de suite entendus. Nous avions le point commun d’être passés par la « case » Jacques Audiard (Reda Kateb dans Un prophète (2009); Matthias Schoenaerts dans De rouille et d’os (2012) NDLR), cela se sentait dans notre manière de travailler, et cela nous a bien aidés.

Le fait qu’on allait inévitablement vous comparer générait-il une forme, même inavouée, de compétition ?

Non, on imagine souvent cela des acteurs. Pour le moment, dans les duos d’acteurs dans lesquels j’ai pu me trouver, jamais cela n’a été vécu comme une compétition. Je n’aimerais pas cela, ce n’est pas ma nature et ce n’est pas comme cela que j’aime vivre ce métier.

Pensez-vous que vos rôles étaient interchangeables ?

Ah ! c’est une bonne question… je pense que oui, carrément.

Matthias Schoenaerts semble en avoir plus bavé physiquement que vous. Il est au milieu de toutes les scènes d’action du film. Était-ce frustrant pour vous de ne pas être plus impliqué dans les séquences d’action ?

Non, pas du tout, nous jouons des personnages très différents. Manuel est plus dans l’explosion ; moi, je dois tout le temps contenir cette énergie-là, que lui peut libérer contrairement à moi. C’est tout aussi fatigant, d’ailleurs. Je ne rêve pas vraiment de jouer de l’action proprement dite, je rêve surtout de réussir à trouver la justesse des scènes que j’ai à raconter.

Ce film est émotionnellement assez dur. Quelle est la meilleure ambiance de tournage pour obtenir ce genre de résultat ?

Une ambiance dans laquelle les gens veulent faire le meilleur film possible, et pas juste un film « pas mal ». Une ambiance studieuse aussi, de camaraderie, d’écoute des autres. On a tourné tout le film dans un petit périmètre, on a côtoyé pendant une bonne période les gens du coin. On n’est pas juste arrivés dans un lieu pour tourner et s’en aller comme des voleurs. Il y avait une vraie ambiance d’équipe sur le tournage.

Quasiment toute l’action du film se déroule dans une cité (Romainville et aussi Les Lilas) filmée de façon ultraréaliste. Finalement, la photographie de la banlieue reste assez fidèle au film La Haine (de Mathieu Kassovitz, 1995) ; peu de choses ont changé ou je me trompe ? Vous êtes né en banlieue parisienne et vous y avez grandi. Qu’en pensez-vous ?

Moi, j’ai grandi à Ivry et je vis toujours en banlieue, à Montreuil à présent. Effectivement, l’urbanisme a peu changé, les murs de béton restent les mêmes, tout comme les populations qui vivent dans les tours restent les mêmes. Il y a un chemin énorme à faire. Ce que j’aime dans Frères ennemis, c’est que le film ne se complaît pas dans ce folklore de la banlieue. Le pari du film, c’est de s’intéresser uniquement aux personnages, à leurs enjeux, et traiter la banlieue comme un simple décor. On aurait fait le même film si cela avait été dans la banlieue de New York, Venise, Toronto… ou presque !

Voyez-vous des points communs entre Frères ennemis et Loin des hommes ?

Oui, s’il y a un point commun, c’est celui de l’humain face au déterminisme, face aux situations où nous sommes projetés les uns et les autres contre notre volonté. Dans les deux films, les personnages sont les pantins des circonstances dans lesquelles ils vivent, et ils se débattent contre cela.

Est-ce votre premier rôle de policier ?

Au cinéma, oui. J’avais joué un policier dans un téléfilm pour France 2 en 2011 : 1,2,3 voleurs de Gilles Mimouni.

Vous avez interprété dans d’autres films des personnages qui ont été torturés, emprisonnés ou en confrontation avec la police ; vous l’avez été même dans votre vie personnelle. Le fait de passer de « l’autre côté » dans le camp de policiers, quel effet cela fait-il ?

Rien de particulier, en fait ; les policiers sont des gens comme les autres. J’en connais qui ont grandi dans les cités, c’est un peu comme partout, il y en a qui font leur travail admirablement et d’autres moins. Ce que j’aime dans le personnage de Driss, c’est qu’il est un policier d’aujourd’hui. On a essayé de trouver un angle nouveau, quelque chose que l’on n’a pas encore vu vraiment au cinéma dans les rôles de policier.

L’ambiance du film est assez proche de la série Gomorra. Avez-vous eu l’occasion de voir quelques épisodes ?

Oui, bien sûr ; j’ai adoré le film de Matteo Garrone, et ensuite j’ai vu toute la série jusqu’à aujourd’hui. Et j’adore ! S’il y a un point commun avec Frères ennemis, je le vois surtout dans la distribution des seconds rôles trempés dans le vivant, qui ressemblent à la réalité de ces milieux de la drogue des cités parisiennes. Ça sonne juste, ce n’est pas seulement un fantasme de cinéma. Il y avait d’ailleurs un mélange de vrais comédiens et de gens des quartiers pour ces rôles.

Nous allons bientôt vous découvrir dans un nouveau duo de choc dans Hors norme avec Vincent Cassel. Avez-vous déjà commencé à travailler ensemble sur ce projet ?

Oui, j’ai commencé à me préparer pour ce projet il y a un an déjà. Cela se passe dans le milieu de l’autisme, j’ai eu l’occasion de suivre une association humanitaire qui s’occupe de jeunes autistes en Afrique. Je suis parti au Maroc pour soutenir la construction d’un centre pour autistes à Oujda. À présent on est dans les starting-blocks : on commence le tournage le 28 septembre à Paris.

 

Propos recueillis par Laurent Koffel pour bande-a-part.fr