Une vie : la présence des sons

Rencontre avec Pascal Jasmes, l’un des ingénieurs du son de Une vie de Stéphane Brizé

Photo ci-dessus : Pascal Jasmes, ingénieur du son (et Thomas Berliner, son perchman) sur le tournage de La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil de Joann Sfar.

Sur le tournage du très beau Une vie de Stéphane Brizé, adapté de l’œuvre de Maupassant, les ingénieurs du son, Pascal Jasmes et Alain Sironval, ont réalisé un travail d’orfèvres remarquable. Pascal Jasmes a assuré la partie « été » du tournage (« pendant laquelle, compte tenu d’une météo plus que catastrophique, nous avons également tourné des séquences intérieures automne et hiver », précise-t-il). Pascal James est diplômé de l’INSAS à Bruxelles. Il a travaillé, notamment, sur les tournages de Une Place sur la terre de Fabienne Godet, Potiche de François Ozon, La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil de Joann Sfar ou En mai fais ce qu’il te plaît de Christian Carion.


 

Il y a, dans Une vie, des sons d'une extraordinaire présence, qui suscitent l'écoute attentive et soulignent l'idée du temps qui passe : la pluie, le crépitement du feu, le vent dans les arbres... Comment Stéphane Brizé vous a-t-il dirigé ?

Des sons qui soulignent l’idée du temps qui passe, mais surtout qui reflètent les pensées, l’état psychologique et émotionnel de Jeanne tout au long de son parcours de vie. De fait, nous passons souvent d’une perception complètement objective d’un son, de la justesse de son placement dans l’espace à un statut extradiégétique* du même son. Ce désir qu’est parvenu à entretenir Stéphane pour réellement monter simultanément l’image et le son a généré des interactions parfois inattendues. L’un (le son) répondant à l’autre (l’image) de façon presque charnelle – comme dans un travail de séduction réciproque. Peu de montages se structurent de cette façon. On monte l’image, puis le son. C’est comme ça. Ici, Stéphane voulait, dès le début de son montage, posséder une matière sonore importante afin de créer « en temps réel » le dialogue qu’il désirait entre l’image et le son. Ce qui n’a pas été sans poser quelques problèmes. En effet, l’environnement direct du château de Jeanne était assez chargé (tracteurs, avions…). Pas suffisamment pour porter préjudice à l’enregistrement des voix, en revanche, il était quasi impossible d’enregistrer des ambiances fines, délicates, ainsi que des silences. Tout au moins pour la partie « été » du film. De plus, nous n’avons eu que très rarement une météo qui correspondait tant aux désirs de Stéphane qu’aux impératifs objectifs du scénario.

Comment avez-vous abordé l'enregistrement des voix des acteurs ?

Stéphane m’avait demandé de respecter scrupuleusement les acoustiques des lieux dans lesquels nous allions tourner, de ne pas  modifier leur réverbération naturelle… et surtout de les entendre au final. Le naturalisme voulu par Stéphane se manifestait par le respect scrupuleux de la vérité objective d’une situation. Il ne désirait pas que le texte soit restitué tel qu’écrit. Que les choses soient figées. Il donnait donc aux acteurs des lignes directrices qui comportaient les éléments qui rendaient la séquence importante dans la narration. Sans entrer dans des détails qui sont terriblement complexes, il attendait des acteurs – surtout – qu’ils ne jouent pas, mais qu’ils soient. Ce qui est forcément un exercice épuisant et déstabilisant pour un comédien. Cela induisait parfois une forme de pudeur, de timidité à l’expression. Les voix devenaient ténues et fragiles, car ils étaient en perpétuelle recherche de la vérité de ce qui doit être exprimé dans telle ou telle situation. Avec le doute d’être juste ou pas. Il est intéressant de noter que la recherche que menait Stéphane sur le plateau dans l’absolue fidélité à une époque, à ce que la vie à cette époque pouvait induire comme comportements, allait bien au-delà du jeu des acteurs. Le moindre élément de décor, le moindre accessoire, la moindre gestuelle devait s’inscrire dans cette vérité. Tout était donc scrupuleusement vérifié, afin, d’une part, d’éviter les anachronismes, mais également l’utilisation d’un mot qui n’aurait pas eu sa place dans cette époque, à cet endroit (est-il si simple de différencier chariot et charrette par exemple ?). Nous avions donc sur le plateau la présence d’une conseillère spécialiste du français pratiqué au 19ème siècle qui devait donc juger de tout ça.

Comment percevez-vous les voix de Judith Chemla, Jean-Pierre Darroussin, Yolande Moreau ?

Si je devais qualifier la voix de Judith et de Jean-Pierre, outre les liens qui les unissent dans le film, je dirais complices. Ces deux voix se répondent réellement, parce que ces deux-là s’écoutent réellement. La voix de Yolande est plus mystérieuse, elle revêt une dimension d’absence. Comme si rien de propre à la personnalité de ce personnage ne devait s’exprimer. Judith et Jean-Pierre sont dans l’expression de leurs sentiments dans une situation donnée. Ces voix deviennent donc douces, autoritaires, interrogatives, colériques, apaisées, joyeuses… toute une panoplie de sentiments s’y retrouve. Le personnage interprété par Yolande est déjà naturellement plus absent (physiquement affaibli, moralement sous l’emprise des conventions que dictaient l’époque et son milieu, affectivement dans son propre passé), sa voix veut rester discrète.

Au montage, le film joue la carte du décalage entre l'image et le son, ce qui confère une vraie modernité à la narration et un relief particulier au son. L'aviez-vous en tête au moment de l'enregistrement ?

Absolument pas. Nous avions tous conscience de travailler sur un projet singulier et fort. L’approche que Stéphane a de son propre travail nous renvoie à une totale inexpérience. En ce qui me concerne, j’avais parfois l’impression d’être sorti de l’INSAS avant-hier, de tout réapprendre, que toutes les certitudes, qui, au final, font ce que tout le monde appelle « expérience », volaient en éclat et devenaient même parfois un handicap. Stéphane est en perpétuelle recherche. De justesse, de vérité. Le cinéaste creuse son idée, avec intelligence et instinct. Il doute aussi parfois. C’est ce qui fait tout l’intérêt que j’ai eu à travailler avec lui. Revoir ses fondamentaux à chaque séquence, accepter d’entendre l’inattendu, d’écouter ce que l’on a oublié. Mon travail consistait plus à ne pas commettre – en essayant de comprendre sa démarche – de fausses notes. Lui fournir une matière propre, en adéquation avec ses désirs. Après, à lui de composer sa partition. Et comme je vous le disais précédemment, Stéphane a monté simultanément l’image et le son, qui, dans un mouvement, se sont croisés pour s’enrichir, se modifier. La substance même du film est née de ces interactions coïncidentes… pour ensuite trouver sa forme définitive, en terme d’équilibre, au mixage.

Avez-vous travaillé à la perche ou au HF avec les acteurs ? Quelle différence selon vous ?

Les deux comme souvent, mais pas dans le même esprit. Comme je vous le disais, Stéphane désirait un son qui respectait les acoustiques et qui les mettait en valeur. Il détestait donc entendre des voix trop présentes. Le travail de la perche se révélait donc beaucoup plus important que sur un autre film. Je passais donc mon temps à essayer de cacher des micros (que ce soit pour prendre des sons « in » ou « off »),  plutôt que de me reposer sur des HF. Néanmoins, et c’est là une des problématiques que j’ai eu à résoudre durant tout le tournage, Stéphane était très exigeant sur l’environnement dans lequel devaient évoluer les acteurs. La technique devait se faire oublier. Tout ce qui était intrusif était refusé. C’est ainsi que des éléments qui sont souvent installés pour corriger une acoustique délicate étaient bannis du plateau. Il nous arrive aussi d’amortir divers éléments sonores que nous considérons comme prenant trop de place dans le rapport que la voix peut entretenir avec eux. Souvent cette démarche était dénoncée par Stéphane. Donc une nouvelle problématique naissait de ces contraintes. La demande initiale pouvait se révéler incompatible avec le dispositif technique mis en place. Stéphane demandait parfois à la perche de s’éloigner, un micro sur pied devait être enlevé, etc. Là, bien entendu, le travail sur les HF revêtait plus d’importance. Mais il était hors de question de s’approcher des acteurs quand ils étaient sur le plateau. Tout devait – en terme de placement – être effectué en loge. Je découvrais donc souvent à la première prise l’existence d’un éventuel problème. Là où ça devient  intéressant, c’est que les comédiens se trouvant hors de leur zone de confort, avaient une tendance inconsciente à baisser le niveau de leurs voix. Le travail sur les HF devenait donc essentiel pour récupérer la présence nécessaire à la bonne compréhension du texte et des intentions. Je précise que les contraintes auxquelles je devais me plier étaient aussi valables pour l’image (pas de projecteurs, de réflecteurs, etc, sur le plateau).

Avez-vous participé à la post-production ?

Absolument pas.

Avez-vous déjà été bouleversé par une voix ?

C’est probablement la seule raison pour laquelle je pratique ce métier. Son aspect technique m’intéresse peu, si ce n’est en ce qu’il permet de donner un maximum de liberté d’expression aux comédiens. En revanche, saisir l’éphémère vibration d’une voix dans toute la richesse de sa substance reste bouleversant et mystérieux. Et ce quelque soit la langue de l’acteur et la nature du projet dans lequel il a à s’exprimer.

Quel est votre rapport au silence ?

Il y a une phrase de Nietzsche que j’adore. En substance, elle dit ceci : avec une forte voix dans la gorge vous n’êtes pas en état d’exprimer des choses fines. Je pense que dans un environnement subjectivement considéré comme bruyant, vous êtes naturellement plus en difficulté pour ressentir des choses fines.


Diégétique* :
Par exemple : une musique est diffusée par une radio dans une voiture. Le conducteur de cette voiture l’entend à travers le système de diffusion de la voiture (baffles) et ses propres oreilles. C’est une perception objective chez ce personnage de cette musique.
Extradiégétique* :
Le spectateur viendrait à entendre cette même musique, non plus comme une musique diffusée « dans le film », mais comme une musique « de film » non entendue comme telle par le personnage à l’écran donc. Elle changerait donc de statut.
C’est ce changement de statut du son qui est présent dans certaines séquences du film de Stéphane Brizé. Nous entendons le vent ou la pluie comme une illustration objective de ce que nous voyons, et ce même son se prolonge de la même façon en représentation cette fois des émotions de Jeanne/Judith Chemla. Un glissement formel et sémantique a donc été travaillé par Stéphane Brizé dans ces instants précis.