Le jeune cinéaste égyptien signe avec éclat un premier long-métrage détonant. Le film fait le tour du monde et son auteur était tout récemment de passage à Paris. L’occasion de s’entretenir avec cet homme réjouissant sur son travail, ses goûts et ses couleurs.
Je voyageais entre l’Italie et l’Égypte. J’étais dans un aéroport et je buvais un café. J’ai ouvert mon ordinateur, et j’ai écrit quelques phrases autour d’un homme qui se transforme en poulet durant l’anniversaire de son fils, et de sa femme, perdue sans lui, pour qui il devient un fardeau sous sa nouvelle apparence. J’ai immédiatement vu le film. Je me suis aussi souvenu de La Métamorphose de Kafka. Cette histoire d’un jeune homme devenu un cafard et un poids pour sa famille, prête à le tuer alors qu’il la faisait vivre jusque-là. J’ai écrit un traitement qui n’était pas très bon, mais il y avait l’intrigue. C’était début 2015. J’ai compris que j’étais fait pour ce genre de cinéma différent, et iI m’a fallu gagner en maturité.
J’ai aussi vécu la mort de mon père, dont j’étais l’enfant unique. Il était séparé de ma mère quand il a quitté l’Égypte pour les États-Unis, alors que j’avais quatorze ans. J’ai eu une relation très distante avec cet homme très intelligent, très timide, peu bavard et un peu passif, comme le personnage de la mère dans Plumes, qui lui ressemble beaucoup. Il voulait refaire sa vie, mais tout s’est mal passé et il est devenu immigré illégal sans pouvoir repartir. J’ai passé dix ans à essayer de le voir et d’être en lien avec lui. Quand j’ai pu le revoir, j’étais devenu adulte et réalisateur venu présenter un de mes courts métrages dans un festival américain. Il était vieux, très malade et très pauvre. Un choc. J’ai ressenti dans mon corps ce que c’était que d’être pauvre. Le contraire du rêve américain. Il allait bientôt mourir, et il a refusé de revenir avec moi. J’ai fait une dépression. À sa mort, j’ai passé un mois aux États-Unis pour m’occuper de la procédure du décès, très bureaucratique. J’ai ressenti à ce moment-là que le monde était foutu. J’ai décidé ensuite, non pas de faire un film réaliste de ce qui m’était arrivé, mais de trouver une sorte de mise en place différente, pour avoir la liberté de raconter une histoire, avec un personnage principal proche de mon père, et en y mettant toutes mes émotions de fils.
Il est plein de mes peurs. Je ne veux pas expérimenter tout ce qui arrive dans le film, particulièrement quand des hommes entrent dans l’appartement, prennent la télévision et frappent le garçon. C’était l’un de mes cauchemars d’enfant. J’étais en manque de vie de famille, et j’ai souvent fait ce mauvais rêve, de mes quatre-cinq ans jusqu’à il y a deux ans, quand j’ai terminé le film. Des hommes vêtus de manteaux noirs, pénétrant l’appartement, me frappant, et emportant le téléviseur, élément important parce que je regardais beaucoup de films avec ma grand-mère. Mais j’en suis libéré depuis que j’ai terminé Plumes, et que je l’ai contrebalancé par l’aspect humoristique. C’est ma personnalité. Je casse toujours le sérieux par l’humour.
L’histoire est très clichée, pas l’idée du poulet, mais l’intrigue principale, avec cette femme qui se retrouve sans homme et qui doit survivre. Je hais la pauvreté, et je pense que le fait d’accepter la pauvreté des êtres humains est une grande honte. On ne peut pas accepter que des gens vivent ainsi, ratent leur chance et passent toute leur vie en quête de nourriture. Je suis privilégié parce que je viens d’une famille de la classe moyenne, et que j’ai eu la chance d’étudier ce que j’aimais. J’ai décidé de faire un film qui propose une perspective différente de notre regard sur l’humanité. Si c’était un film très réaliste, il pourrait être ennuyeux. On cherche trop la perfection aujourd’hui. Mais la perfection va à l’encontre de l’humanité. Je ne parle pas d’un point de vue politique, mais d’un point de vue sentimental et humain. J’ai ce mélange de sarcasme et de pensées très sombres sur la vie et sur la beauté. J’ai créé cette atmosphère qui n’existe pas, car ces lieux n’existent pas, avec un monde à la Mad Max. Ce n’est pas un lieu réel, ce n’est pas l’Égypte, mais cela ressemble quand même à de nombreux endroits du monde, à des banlieues d‘Alger, d’Europe, d’Asie ou d’Amérique. J’ai voulu casser les attentes sur les décors et sur les êtres humains, pour laisser le public s’ouvrir à quelque chose de différent.
Je suis un grand fan du cinéma de Jacques Tati, Roy Andersson, Buster Keaton ou Elia Suleiman. J’aime aussi l’art en général quand il travaille la réalité. J’aime le surréalisme parce qu’il met en scène l’absurdité de la réalité. C’est aussi pour cela que j’aime la musique classique plutôt que d’autres courants. Elle fait davantage appel à l‘imagination. Bien sûr, j’aime Luis Buñuel, et je pense toujours appréhender les choses de la vie d’un point de vue surréaliste. Kafka aussi est surréaliste pour moi. J’aime maintenant la peinture surréaliste. Par contre, quand je fais des films, je n’en regarde pas d’autres. Je passe du temps uniquement avec moi-même pour faire sortir mes idées.
Je sais que Plumes est très différent. En le faisant, j’ai beaucoup pensé à Bresson. Je considère aussi ce cinéaste comme un philosophe. Il est apprécié en tant que réalisateur, mais il doit être redécouvert d’un point de vue artistique et philosophique. Ces créateurs très spéciaux que sont Bresson, Tarkovski, Kafka, ou Rachmaninov en musique, comptent autant pour leur œuvre artistique que pour leur tentative, à travers les différents aspects de leur travail, d’aider les êtres humains à s’ouvrir davantage et à se libérer des clichés de l’art traditionnel. On consomme beaucoup d’art, de visuels, de musique de nos jours, mais si on retourne à ce genre de philosophes, on peut voir à travers un troisième œil. Pour découvrir ce que nous ne voyons pas tout le temps. Même si les films semblent réels, ils ne le sont pas. Il y a quelque chose derrière. C’est important pour l’esprit, cela peut encourager notre imagination. L’art, c’est une forme d’émotion et d’idée. C’est ce que j’ai essayé de faire dans ce film, et c’est ce que je ressens quand je regarde une œuvre de Bresson ou de Yorgos Lanthimos. Il essaie tout le temps de voir ce qu’il y a derrière. Je repense aussi à ce que dit Bresson dans Notes sur le cinématographe : « Fais apparaître ce qui sans toi ne serait peut-être jamais vu ».
Je me sens différent dans le cinéma égyptien mais aussi dans le cinéma international. Dans Plumes, j’essaie d’éviter le cinéma en général. J’ai voulu créer une sorte de point de vue du personnage principal, et montrer la vie à travers ses yeux. On ne trouve pas les compositions habituelles des autres films, les amorces, les plans par-dessus l’épaule, ou le type de narration visuelle du gros plan avec une caméra mouvante. Je travaille plutôt comme en photographie, en plans fixes, et sur la composition des images. J’ai remplacé tous les éléments cinématographiques traditionnels, pour créer un style visuel particulier, une perspective particulière, spécialement avec les gros plans, qui correspondent à la vision du personnage. J’ai fait la même chose avec l’interprétation. Je n’ai pas filmé beaucoup de prises et je n’ai pas utilisé le jeu traditionnel. J’ai décidé de construire le jeu avec le montage, en créant l’atmosphère dans les scènes, et en travaillant avec des acteurs non professionnels. Ils ont fait beaucoup d’erreurs, ils regardaient la caméra et ils se trompaient dans les positions. Je ne cherchais pas la perfection, mais plutôt l’imperfection et les moments d’hésitation. Faire un film est pour moi comme lire un roman : on lit le texte et on imagine les images avec son esprit. J’ai essayé de faire la même chose, en donnant une dose d’information incomplète, pour que le public crée le reste de l’histoire avec son imagination. Plumes est rempli de portes ouvertes. On ne sait pas exactement ce qui arrive, mais toute interprétation peut vous mener à la fin du film. On ne sait pas ce qu’il advient du père, ni ce qu’il y a dans la caisse du magicien, mais il s’agit finalement de notre réaction par rapport à tout cela.
Ce sont des musiques égyptiennes, mais pas toutes traditionnelles. Par exemple, deux titres sont des reprises, l’une du Popcorn de Gershon Kingsley par Omar Khorshid, et l’autre du thème de Love Story créé par Francis Lai. Je travaillais sur le scénario à Paris quand j’en entendu par hasard la chanson El sobhiya par Al Massrieen. C’est une très vieille chanson égyptienne, et j’ai eu l’intuition qu’elle serait parfaite pour la fin. J’en ai parlé autour de moi et avec mon monteur Hisham Saqr, en qui j’ai toute confiance – c’est un monteur et un réalisateur (Courrier certifié) talentueux -. J’ai alors décidé de construire une sorte d’identité sonore à partir de cette chanson, pour créer une sorte de vie dans le film. J’ai ainsi imaginé la scène au commissariat avec la reprise de Love Story, quand le corps de l’homme sans identité est traîné par les policiers.
J’ai recréé une partie des choses. Les extérieurs ont été filmés dans de nombreuses usines désaffectées, grandes et anciennes, dans les alentours du Caire. Certains éléments, comme les cheminées, ont été composés en post-production. La plupart des intérieurs ont été filmés dans des décors en studio. Le petit appartement du film a ainsi été construit dans un grand appartement, qui servait de studio de tournage. C’était comme créer une grande peinture. Le commissariat et la clinique vétérinaire ont été construits de la même manière, dans de vieilles usines, pour utiliser certains des murs, auxquels nous ajoutions d’autres murs et équipements.
J’ai décidé de démarrer le film par une scène très perturbante, comme un premier coup de poing. Il y a à la fois de la violence, de la poésie et de la beauté. C’est comme la séquence où la protagoniste coupe la langue de la vache. Je sais que ce moment est perturbant, mais, pour moi, il est beau. Je vois quelque chose de poétique à découvrir cette réalité de l’humanité. Cette manière de penser est très éloignée du cinéma arabe. Les gens attendent du cinéma arabo-africain des sujets et des films sociaux ou politiques. Mes films sont différents. Ils sont davantage philosophiques, sur la vie et sur la découverte d’êtres humains. Je vois mes films comme des poèmes. Chacun a sa propre interprétation d’un film, et j’essaie toujours d’apporter une explication avec mon style, je suis mes intuitions, et je suis toujours prêt à discuter. Cristian Mungiu m’a dit à Cannes que la première scène de Plumes a beaucoup interrogé le jury de la Semaine de la Critique. J’aime écouter les autres, et je verrai si je resterai le même avec le temps !