En quinze ans, elle a mixé une quarantaine de films. Mélissa Petitjean est aussi la première femme mixeuse à avoir obtenu un César. C’était en 2014, pour le fascinant film d’époque Michael Kohlhaas d’Arnaud des Pallières (César du meilleur son, également attribué à Jean-Pierre Duret, chef-opérateur son et Jean Mallet, monteur son). Mélissa Petitjean signe le mixage du nouveau film d’Arnaud des Pallières, Orpheline, qui narre la trajectoire d’une jeune femme, incarnée par quatre actrices différentes, de son enfance à l’âge adulte. Rencontre avec une magicienne.
La musique. J’en ai fait pendant très longtemps, dès l’âge de cinq ans. J’ai fait du violon, du piano, c’était ma passion et je voulais être musicienne. Mais j’ai vite compris que la musique ne répondrait pas à certaines de mes attentes et notamment à mon désir de travailler en équipe. Parce que, même lorsqu’on joue en orchestre, ce n’est pas vraiment un travail d’équipe, ça l’est pour jouer, c’est une vie de troupe, mais le but ultime d’un violoniste, c’est d’être soliste, et je n’aime pas ce rapport-là à la musique.
Avec l’orchestre du conservatoire, à l’occasion d’un festival, nous avons fait un enregistrement pour France Bleu Belfort. J’ai alors découvert la magie des micros et de la restitution sonore, les possibilités que cela offrait.
Suite à une discussion avec un prof de physique et grâce à ses encouragements, je me suis orientée progressivement vers les métiers du son. Je voulais d’abord être ingénieur du son pour la musique classique, puis de fil en aiguille, j’ai découvert l’existence de la classe préparatoire aux écoles de cinéma publiques, Ciné-Sup à Nantes. J’ai fait cette prépa pendant deux ans, puis j’ai intégré la FEMIS.
Le mixage, c’est la dernière étape de fabrication du film, en parallèle à l’étalonnage. On travaille le son dans l’espace du film et dans l’espace de la salle. Dans l’ordre, il y a eu la prise de son sur le tournage, puis le montage des images et des sons. Quand le monteur a fini son travail, le monteur son monte tous les sons nécessaires à la narration (il retravaille les directs, ajoute des ambiances et des effets, place les musiques). Le mixeur enregistre les bruitages et les postsynchros, mais nous n’ajoutons pas de sons, nous prenons la matière et nous faisons le mixage, c’est-à-dire le mélange des sons les uns aux autres. Le mixeur retravaille les niveaux des sons pour raconter l’histoire et pour créer des sensations.
Car le son joue énormément sur l’inconscient collectif, il est souvent subliminal. Par exemple, si l’on utilise le son d’un chien qui aboie, ça peut évoquer le danger. On joue avec ces évocations.
L’autre responsabilité du mixeur, c’est l’espace de la salle. Aujourd’hui, le format le plus utilisé est le 5.1, c’est-à-dire qu’il y a une façade avec une source sonore à gauche, au centre, à droite, puis à l’arrière-gauche, à l’arrière-droite et le point 1, c’est un renfort de basses. On répartit le son du film dans cet espace. C’est le mixeur qui choisit quel son on met à tel endroit. Le mixage son est la seule étape du film qui se fait dans les conditions de la salle. On est dans la position du spectateur et nous travaillons dans des auditoriums qui ressemblent à des salles de cinéma.
Le mixage est une ultime étape de mise en scène, toutes les décisions sont prises en collaboration avec le réalisateur.
Arnaud m’a emmenée là où je ne serais peut-être jamais allée. Il avait une idée très précise de la sensation sonore qu’il voulait donner à son film, notamment parce que c’est un film d’époque, qui se déroule au XVIe siècle, sans voiture, sans train, sans téléphone, sans eau courante et sans électricité. Pour nous, c’est intéressant, car le gros des sons, en dehors des voix et des musiques, que l’on mixe habituellement sont des sons de la modernité. Une ambiance d’appartement parisien, par exemple, ne peut pas aller sans bruits de voitures, sans bruits de talons dans la rue ou de buzz de lampes. Là, tous les sons modernes étaient exclus. On a tenté de créer de la sensation avec le son pour faire comprendre au spectateur ce que pouvaient entendre les gens à cette époque-là. L’équivalent aujourd’hui n’existe plus. Même dans les endroits reculés, vous avez toujours au moins une ligne électrique ou un avion qui passe.
Il y a tout d’abord le beau travail fait par Jean-Pierre Duret, le chef opérateur son du film. Le tournage a eu lieu dans des endroits très reculés, mais, une fois encore, les traces de la modernité se faisaient tout de même entendre. On dispose d’outils pour nettoyer ces sons. Même chose pour l’image afin d’effacer certains éléments, comme des lignes électriques, par exemple. Jean-Pierre a été très vigilant pendant tout le tournage afin que l’on ait des sons avec le moins de modernité possible. Ce qui implique de travailler beaucoup sur les voix, d’être proche des chevaux, des gens, de la matière. Jean-Pierre a enregistré beaucoup de sons seuls, de sons d’ambiance, de vent, etc. Il y a aussi les sons ajoutés par Jean Mallet et Margot Testemale, les deux monteurs son. Ce qui m’a passionnée, c’est de mixer ces sons de nature. Arnaud avait une idée très intéressante en tête : comme ces personnages n’étaient pas pollués par d’autres sons en ce temps-là et qu’ils vivaient beaucoup dehors, ils avaient une écoute accrue des sons de la nature. La nature avait beaucoup plus de place à l’époque qu’aujourd’hui et Arnaud tenait à ce que cela se sente.
Il y avait aussi tout un travail sur les langues qu’a fait Arnaud. Les gens bougeaient beaucoup et il n’était pas étonnant de croiser des personnes avec un accent danois ou allemand en plein centre de la France. C’était le premier film que je faisais où je n’avais plus les mêmes repères. Il ne m’était pas du tout naturel, par exemple, de pousser le son des mouches et des grillons aussi fort !
Il fallait créer de la dynamique. La dynamique, c’est la différence entre le son le plus faible et le son le plus fort. Plus la différence est grande, plus il y a de dynamique. Il fallait donc en créer, sinon le film devenait vite insupportable. Hormis la fin, il y avait peu de silence dans le film. La seule séquence où il y a une seule ambiance, une ambiance de plaine silencieuse, c’est la séquence de fin. C’est le moment où il quitte le monde, où le monde l’abandonne.
C’est le film que j’ai mixé où l’on est le plus dans la sensation. C’était la grande demande d’Arnaud.
Non, cette perception est une obsession propre à beaucoup de gens qui travaillent sur le son. De temps en temps, on arrive à lâcher prise, mais comme on a tout le temps envie de raconter des histoires avec du son, moi, je me surprends à écouter comment sonnent les choses, comme cette table en bois ! Comme on travaille beaucoup le hors-champ en mixage, je m’interroge souvent sur ma perception de la sonnette des voisins depuis ma chambre, par exemple. Je m’interroge sur la sensation de la directivité du son. Comment est ce son en termes de fréquence, de réverbération ? Comment faire pour que, si l’on filmait une scène dans cette chambre, le spectateur comprenne qu’il entend la sonnette des voisins et non celle de cet appartement, ce qui, sur le plan de la narration, est intéressant. Je fais ça avec tout ! L’autre jour, avec des amis monteurs son, on a eu une grande discussion sur le son des voitures, parce qu’on commence à avoir un souci pour les films d’aujourd’hui : beaucoup de voitures ne font plus de bruit ! Les habitacles sont plus silencieux, il y a des voitures électriques, etc. Ce qui est bien, au tournage, pour l’enregistrement direct des voix dans les scènes en voiture. Dans Orpheline, par exemple, ils ont choisi exprès une vieille camionnette qui faisait du bruit, mais pour Brigitte Taillandier, la chef-opératrice son, c’était compliqué de gérer les dialogues avec ce boucan. De nos jours, donc, les voitures font moins de bruit, mais le problème, c’est que le spectateur, qui n’est pas ingénieur du son, ne s’est pas rendu compte de ce changement. Nous, on est ennuyés, car on a l’impression qu’il n’y a pas assez de bruit. Or, dans l’inconscient collectif, une voiture, ça en fait ! On n’a pas encore passé ce stade où il est admis qu’une voiture fait moins de bruit. Il y a donc quelque chose d’un peu faux dans les films d’aujourd’hui, car on doit utiliser des sons des voitures des années 1990 sur des voitures des années 2010. Voilà de quoi je parle lors de mes dîners entre amis !
Mads Mikkelsen ne parlait pas français. Il a beaucoup travaillé : il a appris phonétiquement les dialogues. Arnaud des Pallières les lui avait enregistrés et Mads les écoutait en boucle. Nous avons passé beaucoup de temps à rattraper les petits défauts de prononciation. C’était un travail de fourmi. Il y a eu, au préalable, un énorme travail de montage réalisé par Arnaud des Pallières et Sandie Bompar, puis un gros travail effectué par le monteur son Jean Mallet. Jean-Pierre Duret, sur le tournage, avait beaucoup fait répéter Mads Mikkelsen. Cela a vraiment été un travail d’équipe. Je me pose toujours la question de la cohérence des voix sur un film et sur leur beauté, mais je suis confrontée à pas mal de contraintes.
Pour Denis Lavant, on s’est beaucoup posé la question du timbre. Il a une voix exceptionnelle, une voix qui prend aux tripes. C’est un comédien de théâtre qui sait poser sa voix. Il y a une grosse différence entre les comédiens qui jouent au théâtre, ou qui ont, du moins, une formation théâtrale, et ceux qui n’en ont jamais fait. Denis Lavant sait avoir une voix timbrée sans parler fort. Il sait chuchoter et être entendu à l’autre bout de la pièce. Il a une voix qui vient du ventre et, en même temps, elle a quelque chose de légèrement nasillarde, d’un peu « lutin » ! Il a une voix très spéciale, très belle.
Si, bien sûr ! Un acteur qui ne parle pas une langue qui lui est étrangère n’a pas la même voix que lorsqu’il parle sa langue natale. Dans ce film, Mads Mikkelsen n’a pas son timbre naturel, car il ne parle pas sa langue maternelle, du fait qu’il ne place pas les mots de la même manière. La langue joue énormément. L’anglais, par exemple, ne se pose pas au même endroit dans le corps que le français, le russe, l’italien ou l’arabe. Je travaille régulièrement au Maroc. Les gens sont tous bilingues là-bas et j’entends bien qu’ils n’ont pas exactement la même voix quand ils parlent en arabe ou en français. Quand Mads parle danois, sa langue d’origine, il n’a pas le même timbre que quand il parle français. J’ai monté des films en langues étrangères et on ne mixe pas toutes les langues de la même manière. La question de l’intelligibilité des dialogues, par exemple, n’est pas la même en anglais et en français. En anglais, la langue est très liée et on peut comprendre même si l’on n’a pas toutes les syllabes. Tandis qu’en français, c’est impossible : si on rate une syllabe, on ne comprend plus. En français, on ne reconstitue pas le mot, alors que c’est le cas en anglais.
Sur Orpheline, le travail était très différent que sur Michael Kohlhaas. On est là dans la modernité. On a des voitures – et ces sons sont très travaillés dans le film, car les voitures ressemblent aux personnages qui les conduisent : on est soit dans l’agressivité quand il s’agit de la camionnette du père (que joue Nicolas Duvauchelle), soit dans quelque chose de très rassurant avec le personnage de Maurice (Sergi López). Arnaud travaille beaucoup avec l’idée que les sons racontent les personnages.
Oui, contrairement à Michael Kohlhaas, dans Orpheline, on entend des musiques préexistantes qui sont écoutées par les personnages, hormis à la toute fin. Il y a un travail réalisé au mixage sur la corrélation entre le point de vue et le point d’écoute des personnages. Est-ce que ce je vois et ce que j’entends correspondent ? Ce qui est très fort dans Orpheline, c’est qu’on est presque toujours dans le point d’écoute du personnage et non dans celui de la caméra. Ce qu’on entend est ce que le personnage entend et pas ce que la caméra nous montre. Mais la caméra filme aussi beaucoup ce que le personnage voit, sans que ce soit une image subjective. Ainsi le point de vue et le point d’écoute se rencontrent-ils souvent. C’est la similitude avec Michael Kohlhaas : qu’est-ce que le son environnant nous raconte de ces personnages et que ressentent-ils ? C’est bien sûr beaucoup moins évident que dans Michael Kohlhaas, mais il y a les voitures, la nature, l’environnement de la casse dans la partie avec la petite fille, l’hippodrome qui fait beaucoup de bruit, l’appartement de Gemma Arterton qui est plutôt calme et apaisé. Le personnage d’Adèle Haenel est dans le calme au début, puis elle est ponctuellement dérangée par des sons très forts. La scène de l’aéroport est extrêmement bruyante : les sons qui passent dans cet aéroport correspondent au vacarme dans sa tête. Si on regarde le film du point de vue du son, cela nous raconte plein de choses sur l’évolution de la vie intérieure des personnages.
Elles sont toutes différentes. Ce sont de jeunes comédiennes, sans parler de Vega Cuzytek qui joue Kiki, la petite fille. Comme beaucoup de jeunes comédiens, elles ont tendance à peu articuler. C’est aussi parce qu’elles ont fait peu ou pas de théâtre, mais on s’en arrange. Ce qui est drôle, c’est qu’elles ont, toutes les trois, une voix avec quelque chose d’un peu granuleux, de presque masculin parfois. Finalement, alors qu’elles ne se ressemblent pas physiquement, elles se rejoignent toutes les trois par ce côté fort dans la voix. Ces actrices sont sublimes. Elles ont vraiment lâché prise avec Arnaud. J’ai l’impression qu’elles lui ont fait confiance, ne pouvant pas s’appuyer sur le jeu des autres – ce qu’Arnaud ne voulait surtout pas, car sa théorie est qu’à différents moments de notre vie, nous sommes des personnes différentes, et seul le cinéma permet de montrer ça de façon visuelle et sensorielle. Il ne fallait pas qu’elles s’imitent les unes les autres et j’admire la façon dont elles ont fait confiance à Arnaud.