Son dernier roman, Un monde à portée de main, est un bijou précieux autant qu’un voyage au cœur de l’art brut. Elle présente les 16 et 17 novembre à la Cinémathèque de Toulouse, dans le cadre du Festival Histoire(s) de Cinéma, quatre films de son choix. Rencontre avec une femme généreuse.
Maylis de Kerangal est une des plus belles apparitions littéraires de ces dernières années. Sans doute parce que ses livres évoquent des apprentissages, des émergences, des découvertes… Dans les rapides, Corniche Kennedy, Naissance d’un pont, Réparer les vivants, et aujourd’hui Un monde à portée de main ont en commun la jeunesse, l’intensité, la rapidité. Et autant d’univers divers qu’elle embrasse avec des mots précis, ciselant le détail et provoquant des sensations. Pas étonnant que deux de ses nouvelles et deux de ses romans aient suscité, déjà, des adaptations cinématographiques. Sons, couleurs, odeurs vous enrobent et vous assaillent, font naître en vous des images. Présentes, envoûtantes, parlantes.
Tout semble aller vite chez elle. Son pas décidé quand elle entre dans le café parisien où elle vient se poser avec entrain devant un chocolat chaud pour faire fuir les frimas de la nuit prématurément tombée. Ses mots rapides, qui déboulent et s’entrechoquent, tandis que ses mains s’envolent, paumes vers le haut, que ses yeux intenses, marron, perçants, vous scrutent autant qu’ils regardent en elle afin de trouver le mot juste.
« Quatre films, ce n’est pas beaucoup. Ça demande un angle fort, il faut trouver, pas forcément des caractéristiques communes, mais au moins une façon de les nouer dans un discours, dans un même geste en tout cas. C’est génial d’avoir une carte blanche, choisir m’a pris du temps. J’ai eu envie de me focaliser sur la jeunesse, sur plusieurs types de rapports à la jeunesse. Dans La Fureur de vivre de Nicholas Ray, il y a la réalité nue, la révolte contre l’ordre établi : la société, les parents. C’est un jeune homme un peu taiseux, mutique, qui n’exprime rien autrement que dans la pratique dangereuse et la mise en danger. Les Roseaux sauvages d’André Téchiné se développe autour d’un moment de l’histoire, d’un rapport à la guerre d’Algérie, d’une prise de conscience des idéologies et de la force du discours, dans ce groupe de quatre jeunes gens, trois garçons et une fille. Chez Arnaud Desplechin, dans Esther Kahn, il y a l’appel du théâtre et la géographie restitue cette espèce de passage. La jeune femme traverse le fleuve, la Tamise, à l’avant de la barque menée par son père, pour aller vers son désir. Avec L’Esquive, Abdellatif Kechiche travaille aussi le théâtre, dans un rapport très différent au langage, ces deux très jeunes gens sont dans un rapport langagier qui est celui de la cité et ils vont vers autre chose, en l’occurrence Marivaux, dans une réinvention d’eux-mêmes.
Ce qui est beau, dans ces films, c’est que ces moments de séparation, où on se décolle d’un monde qui vous a nourri, porté, formé – le monde de la communauté familiale et, possiblement, des communautés autour – correspondent aussi à des moments où se dressent beaucoup d’autres choses. Ce ne sont pas que des moments de non, de rien, de refus pur et simple. C’est souvent la naissance d’autre chose et notamment la naissance du désir. Comme si, tant qu’on était installé dans le nid familial, ça ne pouvait pas advenir… Pour moi, ces quatre films articulent ça. La jeunesse comme une figure de la subversion, toujours. Comme si il y avait des manettes: à mesure qu’on fait monter le curseur de la rébellion, en tout cas de la subversion, montent dans le même moment les curseurs du désir et baissent aussi les curseurs de la conformité. Ces mouvements-là me fascinent beaucoup. »
« J’ai beaucoup regardé la jeunesse au moment où j’ai écrit Corniche Kennedy, je voulais donner un plateau — au sens théâtral du terme – à la jeunesse ; l’idée était de les faire évoluer comme ça en plein soleil, a giorno, corporellement, charnellement… Et je crois que ce que j’aime dans les films que j’ai choisi de présenter à la Cinémathèque de Toulouse, mais aussi dans d’autres, Kes de Ken Loach que j’adore, les films de Jacques Doillon sur l’enfance, notamment La Drôlesse et Un sac de billes, c’est ce rapport aux corps très fort, incarné. »
« Je n’ai pas participé aux adaptations de mes romans, car je n’en avais pas envie. Pour être tout à fait honnête, sur Réparer les vivants, à un moment j’ai changé d’avis, parce que j’ai eu peur… Je partais un peu la fleur au fusil avec des idées sur l’adaptation, très théoriques, très intellectuelles : qu’il faut que ce soit déplacé, qu’il ne faut surtout pas rechercher la fidélité, car c’est le meilleur moyen de se planter. Je pense qu’il faut que le réalisateur se saisisse de ce que vous avez pu faire, s’en empare et le relance. Il faut que ce soit une œuvre à part entière… Pourtant, il y a eu un moment où, parce que j’étais très inquiète de ce qu’ils pouvaient ajouter (les coupes, ce n’est pas grave ; mais ce qui serait ajouté me semblait impossible), j’ai dit : je veux participer, je veux un droit de veto… Mais je me suis très vite reprise, parce qu’il est évident qu’un artiste ne doit pas travailler sous le contrôle de l’auteur, celui-ci n’est pas là pour faire autorité. C’est contraire à ce que je pense, mais j’avoue avoir été débordée, j’ai eu peur que ça parte trop loin de mon livre et de moi…
Donc, je n’ai pas du tout participé. Mais avec Dominique Cabrera (Corniche Kennedy), comme avec Katell Quillévéré (Réparer les vivants), comme aussi avec Julie Gavras qui tourne autour de Naissance d’un pont depuis longtemps, comme avant elles avec Charlotte Erlih qui a adapté deux nouvelles avec ses courts-métrages Eaux troubles et La Combe, j’ai été présente, j’ai accompagné, j’ai lu, j’ai vu. J’ai essayé d’être à la bonne distance… Je dois avouer aussi, maintenant, que l’idée de repasser deux ans sur des trucs que j’ai écrits, ne me stimule pas complètement, j’aimerais mieux travailler sur des idées originales. C’est ce que je vais faire, je pense, peut-être avec Cédric Kahn. Car ces films adaptés m’ont apporté aussi une connexion avec le monde du cinéma que je n’avais pas avant, et donc des liens, des relations avec des cinéastes, des échanges, des lectures, des conversations… Ça me plaît.»
« Je crois que si mes textes ont pu trouver une transcription, une présence au cinéma, c’est parce que le cinéma est très présent dans mes livres. Il me semble que les auteurs de ma génération écrivent tous avec les images. La grammaire cinématographique, l’art de la narration au cinéma est venu perturber, solliciter l’art de la narration littéraire… Pour moi, le cinéma, les films qui font partie de ma vie, que j’ai vus cinq ou six fois (ce qui est le cas des Roseaux sauvages ou d’Esther Kahn), inconsciemment affleurent au cours de l’écriture. Curieusement, quand j’écris, je vais beaucoup au cinéma, autant que je lis. Pas forcément dans le domaine que je suis en train d’explorer, parfois, j’ai l’intuition que tel ou tel film va rencontrer chez moi des motifs, des émotions et je vais les chercher dans les salles de cinéma. De la même manière que je lis pour me documenter, mais aussi pour pister des sensations dans les livres… Ce sont comme des réseaux, avec des vases communicants. Parfois, j’ai eu le sentiment d’« adapter » une scène… Par exemple, j’ai écrit Naissance d’un pont après avoir vu Le Nouveau Monde de Terrence Malick et je pense qu’il y a une page dans ce livre qui émane du film. J’y raconte à un moment donné la naissance de la ville où le pont va être construit, avec l’arrivée de migrants, de pionniers. Je sais, je sens que, même si c’est fugitif, c’est une réminiscence de la scène du Nouveau Monde où les Indiens, depuis les fourrés, regardent les bateaux espagnols arriver. Car Malick filme depuis le rivage américain et non pas, comme souvent, depuis les bateaux espagnols, il filme ceux qui ont peur… »
« Même dans mon vocabulaire, le cinéma est présent, quand je parle à mon éditeur, je le fais en termes de séquences ou de scènes. Il y a des principes de montage qui pour moi sont très clairs, il faut monter le texte, jouer sur les durées. Serge Daney a dit : « Pour moi, l’essence des grands films, c’est l’invention du temps ». Mais pour le roman aussi. L’invention de la durée est nécessaire, j’ai choisi vingt-quatre heures avec Réparer les vivants, un an pour Naissance d’un pont, et dans Un monde à portée de main, c’est sept ans. Ce sont des durées toujours un peu mythiques, et je vois bien comment l’écriture du cinéma vient rencontrer la mienne. »
« Il y a une question sur laquelle j’adore réfléchir… parce que je n’ai pas la réponse ! C’est la question du visage, qui n’est pas réglée du tout en littérature. En littérature, il n’y a pas de visage, alors qu’au cinéma il y a quelque chose qui s’impose avec puissance, et c’est le visage de l’acteur. Mais lorsque je parle avec mes éditeurs de Verticales, je fais souvent appel au visage de l’acteur comme un repère : les yeux de Céline Salette, avec des paupières un peu gonflées, ou bien Simone Signoret, Steve McQueen… Ces images où on a projeté des choses et qui ont sédimenté dans notre souvenir, dans notre imaginaire. Les visages des acteurs me fascinent beaucoup ; ils sont pour moi recouverts de fiction et souvent je les utilise dans le travail… »
« Au début d’Un monde à portée de main, Paula Karst sort de chez elle et descend l’escalier. J’avais vraiment envie qu’elle apparaisse comme quelqu’un qui entre en scène. Qui déboule et est jetée sous les yeux du lecteur. Pour moi, cette première scène est très visuelle, et j’étais comme dans le cinéma. Les frissons de caisse claire, les cheveux, les clés dans la poche qui donnent un rythme, on entend quasiment une musique. Il y a quelque chose du jazz, comme dans les films de Louis Malle, un cinéaste très important pour moi, à la fois le rapport au Sud-Ouest, l’éclectisme, la mélancolie….
Cette apparition, c’est un peu mon générique. On n’a pas de générique dans les livres. Il y a ce qu’on appelle la page du faux titre, l’auteur, le nom de l’éditeur, les œuvres précédentes s’il y en a… Et moi, j’aime les génériques. Il y en a dans tous mes livres, je crois. Dans Naissance d’un pont, il y a un portrait assez long du personnage central, Georges Diderot ; dans Réparer les vivants, il y a ce cœur humain qui bat ; et dans Un monde à portée de main, cette fille qui tourbillonne dans l’escalier évoque un mouvement, mais aussi une descente dans les épaisseurs du temps, dans la matière jusqu’à la préhistoire et la grotte de Lascaux. Il me semble que dans ce dernier livre, le lien avec le cinéma est le plus visible, exprimé, il y a les studios Mosfilm, Anna Karénine, Cinecitta, le travail de l’illusion…
La manière dont la fiction cinématographique rentre en jeu dans la fabrique de la mémoire et des souvenirs est étonnante… Par exemple, je n’invente rien : Marcel Ravidat, l’un des quatre découvreurs de Lascaux en 1940, était surnommé « Le Bagnard »… parce qu’il ressemblait à Harry Baur incarnant Jean Valjean dans Les Misérables de Raymond Bernard, qui avait été projeté à Montignac. C’est-à-dire que le surnom même de cet homme, à qui on doit cet événement à l’échelle du siècle et de notre pays, cette découverte de la naissance de l’image, de l’art, appartient au monde du cinéma… »
« J’ai vécu une enfance très normale, une enfance banale. Je suis née dans le Sud-Ouest, j’ai grandi au Havre. J’ai été élevée dans une famille nombreuse qui était très aimante, nous étions cinq frères et sœurs, mon père naviguait. J’étais déjà une grosse lectrice lorsque ma mère m’a offert pour les vacances de la Toussaint – j’étais en classe de 4e, j’avais treize ans – Pot Bouille d’Emile Zola. Je partais en train à Paris, où ma grand-mère vivait, et aller passer trois jours à Paris quand on vit au Havre et qu’on a cet âge-là, c’est un événement. J’avais préparé ma valise, mes tenues, et ma mère m’offre ce livre, avec l’idée d’édification… Chez nous, sans que notre milieu soit intellectuel, il y avait un rapport à la culture assez classique : c’est-à-dire que la culture a une valeur d’éducation, on découvre des tas de choses, on se forme… Et je me souviens qu’ouvrir ce bouquin , qui est un peu impressionnant pour une fille de 13 ans, m’a provoqué une espèce d’électrochoc. D’abord, j’ai compris ce que pouvait être une entreprise romanesque, la radiographie d’un immeuble. Non seulement cette forme de roman me donnait accès à tous ces milieux sociaux différents rassemblés : la cour des cuisinières, les riches qui font salon, les chambres de bonnes… Mais l’idée que la FICTION me donne accès à ça, me permette de connaître le monde depuis ma vie de collégienne au Havre, et quand je dis « connaître », j’inclus le plan émotionnel : ce n’est pas que l’agencement des appartements hausmanniens à la fin de la Belle Époque, c’est aussi l’amour, par exemple. Juste au moment où je commençais à me poser des questions sur les sentiments, les émotions, l’amour, c’est quoi tout ça ? Donc Pot Bouille, et Au bonheur des Dames, et puis Balzac et Flaubert, et Hugo…, tous ces romanciers du réel m’ont complètement sonnée… »
« Blanche-Neige est sans doute mon premier souvenir marquant de cinéma. Mais en termes de rapport au réel, de narration, c’est Autant en emporte le vent de Victor Fleming. Je dois avoir dix ans, et c’est une projection le soir, au cinéma du Havre, je me souviens d’une sortie dans la nuit, un peu comme une nuit de Noël. J’étais totalement sidérée… Ensuite, vers 15-16 ans, j’ai été marquée profondément par L’Homme blessé de Patrice Chéreau. Je ne sais pas bien ce que je vais voir, je suis un peu snob comme les petites provinciales qui lisent et veulent aller voir un film « différent » ; c’est une séance d’après-midi, boulevard de Strasbourg au Havre, c’était tellement étrange, à douze milliards de kilomètres de ma vie et j’étais fascinée par ce film… À l’adolescence, il y a aussi beaucoup la télévision. Les grandes émotions, ce sont les westerns : on regardait le mardi soir La Dernière Séance d’Eddy Mitchell, en famille. Et puis, rituellement, le vendredi, le ciné-club de Claude-Jean Philippe après Apostrophes. Je vous décris un peu la famille de la Cinquième République, mais on regardait ça, dans la foulée. Et on sortait tous du canapé avec les yeux carrés ! »