Marianne Denicourt, belle et rebelle (#2/2)
Actrice dans Médecin de campagne de Thomas Lilti
Le jour où Patrice Chéreau m’a convoquée pour m’annoncer qu’il m’envisageait dans Ophélie reste un jour de fête ! Je cite souvent cette anecdote où un acteur avait demandé à Chéreau, à propos de son personnage dans Hamlet : « Là, je rentre, mais pourquoi ? ». Et Chéreau avait répondu : « Parce que Shakespeare l’a écrit ». Parfois, il faut juste rentrer… On a commencé dans la Cour d’honneur à Avignon et on a joué deux ans, dans le monde entier : dans des stades en Allemagne, au Théâtre d’art à Moscou, c’était extraordinaire. Ce sont des choses qui vous nourrissent, vous habitent, c’est très important. Chacun à sa manière – car ils étaient très différents – nous a donné énormément. Patrice Chéreau nous a emmenés loin, il nous donnait de l’énergie. Il me disait : « Tu es invulnérable » ! Moi, je ne me voyais pas comme ça…
Oui, mais j’étais un bon petit soldat. Je ne la ramenais pas du tout, mais on pouvait compter sur moi : j’y allais, j’y allais, je ne fatiguais jamais. En tout cas, je ne le montrais pas. Aux Amandiers, nous avions tous intérêt à être bons soldats…
C’était un passage, quatre jours sur le tournage : j’étais encore au lycée. Robert Bresson, très bel homme, très impressionnant, avait une présence magnétique : on sentait une force, une intelligence de caractère. Mais il n’aimait pas du tout les acteurs, il faisait quarante prises où il fallait qu’il n’y ait rien. Le cinéma me fascinait, ce que je connaissais des films de Bresson me rendait très admirative, mais pour moi, tout cela était quand même inatteignable… Ensuite, j’ai joué, dans le cadre du club d’art dramatique de mon lycée, une pièce de Michel Deutsch, qui s’appelait Dimanche. L’histoire d’une jeune fille de province, Ginette, qui, pour sortir de sa condition, rêvait de gagner des concours de majorettes pour partir en Amérique. Elle travaillait, renonçait à son amour de jeunesse, s’épuisait et en mourait. J’étais partie en stage dans un club de majorettes et je sais encore faire tourner mon bâton. D’ailleurs, je l’ai toujours. Au fil de mes déménagements, j’ai perdu des tas de choses, mais pas le bâton de majorette de Ginette. C’est sans doute un peu ma baguette magique ! Nos profs d’anglais et de français assuraient la mise en scène ; nous avons joué cinq fois dans la grande salle du lycée Rodin qui servait aussi aux projections de films, devant les copains, les parents. C’était une sorte d’épreuve du feu. J’ai adoré ! Cette expérience-là m’a profondément marquée et ouvert la voie.
L’aubaine de commencer sous la houlette de grands metteurs en scène dans cette école, c’est que d’autres grands metteurs en scène sont venus nous voir jouer et nous ont donné des rôles… Du coup, on croyait que c’était ça, ce métier : faire du théâtre et du cinéma avec des génies, donner des spectacles dans le monde entier ! Personne ne nous a prévenus qu’on avait particulièrement de la chance.
J’ai un lien avec chacun d’eux et je les revois presque tous, au gré de nos vies… Eva Ionesco, Laurent Grevill, Bruno Todeschini, Agnès Jaoui… Marc Citti a écrit et publié un livre sur son expérience de l’école (Les Enfants de Chéreau, Éditions Actes Sud Papiers), qui m’a touchée et beaucoup fait rire.
Ce n’est pas le cinéma qui a disparu de ma vie, c’est moi qui, à un moment, difficile et douloureux, ai eu envie d’aller ailleurs. Je suis d’une nature curieuse, j’ai toujours beaucoup aimé voyager : or, en dehors des tournées théâtrales, je l’ai peu fait à l’âge où, en général, on se balade, car j’ai été maman très jeune… Je connaissais depuis longtemps des Afghans réfugiés politiques à Paris qui étaient de la même génération que moi, et notamment Ehsan Mehrangais. Il était enfant des rues à Kaboul, est arrivé en France à dix-sept ans, et en 2001, il est retourné là-bas pour créer Afghanistan demain, une association d’aide aux enfants des rues. Je lui avais toujours promis que j’irais là bas. C’était le moment. Et comme je n’ai pas trouvé de chef-opérateur pour partir bénévolement tourner un film en Afghanistan, j’ai suivi un stage AFDAS de trois semaines avec des super profs – malheureusement ça n’existe plus, car il n’y a plus les budgets –, puis un stage de montage. Ensuite, Robert Guédiguian et sa société de production Agat Films ont accepté, sur la foi du projet et de ma bonne mine, de me prêter une caméra. Et en route pour Kaboul ! Nous y avons passé deux mois ; j’ai tourné, pour l’association, Une maison à Kaboul. Et nous avons rencontré cette petite fille, Nassima, qui allait quitter l’école à 9 ans pour rejoindre l’homme auquel elle était mariée depuis ses 5 ans. J’ai commencé à tourner les premières images, et j’y suis retournée l’année suivante pour continuer le film : Nassima, une vie confisquée, qui est passé à la télévision dans Envoyé spécial. C’était une expérience et un voyage extraordinaires. J’ai passé beaucoup de temps avec les femmes, parce que je vivais dans les familles d’Ehsan et de ses cousins. L’individu n’existe pas en Afghanistan, c’est un groupe ; le groupe constitue la famille au sens élargi et subvient à tout : chômage, maladie, vieillesse… J’ai partagé leur quotidien, assisté à des mariages, j’ai appris à changer mon regard. Je pensais, par exemple, que nous, femmes occidentales, avions une position très enviable pour les femmes afghanes, mais pas du tout.
J’ai été récitante pour Jeanne au Bûcher en Suisse, et Verticales rouges de Frédéric Durieux pour les mille ans de la cathédrale de Strasbourg… J’ai aussi lu des textes d’Albert Camus en Israël, dans les territoires palestiniens et dans cinq villes en Algérie… J’aime beaucoup cet exercice, je suis toujours partante pour des lectures : j’aime passionnément être en compagnie des textes et des auteurs. Si on me propose demain une lecture, je pars tout de suite.
© Médecin de campagne réalisé par Thomas Lilti
J’ai rencontré Thomas Lacoste par hasard, il y a une quinzaine d’années, à l’époque de la revue Le Passant ordinaire, et puis on s’est croisés à nouveau et il m’a parlé de ce nouveau projet de film, autour de la parole des intellectuels, ce qu’il fait depuis très longtemps déjà. Je lui ai proposé mes services de cadreuse et c’est ainsi que je me suis retrouvée à l’image, car il avait envie de me filmer en train de filmer. En écoutant des personnalités comme Françoise Héritier ou Jean-Luc Nancy, parfois, je me pinçais : car il y a chez eux une hauteur de pensée vertigineuse. Nous avons tourné Notre monde en dix jours, c’était très passionnant. Et en guise de conclusion, je lui ai proposé le si beau texte de Butel, publié dans L’Impossible et qui martèle cette injonction : « Faites de la politique, faites de la politique, faites de la politique ! »
Voir l’épilogue de Notre Monde :
Après avoir passé quelques années à droite à gauche, je me suis rendu compte que tout cela m’avait plu énormément, mais que je suis actrice : c’est mon métier, je l’aime. On puise dans la matière de sa vie pour jouer. Simone Signoret disait que si on travaillait trop, on s’asséchait. Et là, je pense que j’ai de la matière pour quelques films et quelques pièces. Du moins j’en ai le souhait et l’envie.