Dès ses premiers courts-métrages, tous primés, Youssef Chebbi a inscrit son cinéma dans une inquiétude du monde, travaillée par une recherche formelle à même de saisir l’ampleur du désastre.
La figure humaine est la grande affaire de ce talentueux cinéaste, et son premier long-métrage Ashkal confirme l’émergence d’un visionnaire. L’humanité vacille, elle est sa propre menace, mais aussi la possibilité de sa résurrection, même fragile. C’est dans cet entre-deux que le cinéaste oscille, à la fois observateur lucide d’un état du monde rongé par la corruption et le désespoir, et aussi formaliste compulsif à la recherche d’une vision nouvelle. Pour un autre humanisme ?
Mon père est un opposant politique au régime de Ben Ali. Depuis début 2001, il est menacé ; nous avons donc fui la Tunisie alors que j’étais très jeune. En décembre 2010, j’étais avec ma famille en France. Étudiant à l’université de Nanterre, je n’ai pas pu rentrer à Tunis durant les événements. Il était devenu impossible à tous résidents tunisiens vivant à l’étranger de revenir au pays en pleine révolution. C’est seulement en mars 2011 que j’ai pu rentrer. Le couvre-feu était instauré. Même si Ben Ali n’était plus au pouvoir, le gouvernement était en place ; la situation était très difficile pour les citoyens. Interpellés par ce que nous vivions, les médias nous saturaient d’images et de commentaires, le plus souvent faux. Tout le monde filmait, le citoyen était devenu le reporter de ce qui se passait chaque jour au pays. Je me suis rapproché de Exit Production créé par le cinéaste Ala Eddine Slim, qui à cette époque produisait en toute indépendance des courts-métrages de la jeune génération. Refusés partout par les instances, les jeunes cinéastes ont créé une association ATAC – Association Tunisienne d’Action pour le Cinéma. Un rapport a été rédigé sur les réalités de l’industrie du cinéma, afin de l’améliorer en profondeur. Sous le régime de Ben Ali, nous étions passés de deux cent quarante salles à quatorze… Cette conscience politique se retrouvait dans la production de films réalisés sans le soutien de l’État, certains reconnus et primés à l’international. Ce fut le cas avec Babylon, une réalisation collective indépendante. La révolution a confirmé un état en moi. Je n’ai jamais rien filmé en France, alors que j’y vis depuis plus de vingt ans. C’est uniquement en Tunisie que j’ai cette sensation d’urgence et cet immense désir de filmer ce pays et de le découvrir grâce au cinéma.
L’immolation de Mohammed Bouazizi n’a pas été filmée, c’est effectivement une image manquante. Aujourd’hui, ce qui me fait le plus mal, c’est la banalisation des immolations. Dès les premiers jours de la révolution, les immolations ont explosé et n’ont jamais vraiment cessé. Au début, les victimes étaient traitées comme des martyrs, puis elles sont devenues gênantes, des trouble-fête, voire des traîtres. Du terrorisme destiné à empêcher la reconstruction du pays, et non plus l’expression du plus grand désespoir. Lorsque j’ai écrit cette histoire, je me suis appuyé sur ce quartier, Les Jardins de Carthage, un espace absolument différent du reste de la ville. Une greffe moderne, où le temps est figé. Dans ce labyrinthe, chacun cherche quelque chose qui lui échappe. Une force invisible est présente, où le contraste est vif entre la richesse et la friche du chantier. Durant la préparation et durant le tournage il y a encore eu des immolations.
Tant mieux ! (Il rit, enchanté ) Je vis dans une époque où tout et n’importe quoi peut se dire. C’est très étrange, et dans le film je ne questionne pas la croyance, mais je mets en parallèle des réalités antagonistes, chacune dans sa surdité. Le plus grand problème en Tunisie, ce ne sont pas les islamistes, mais la police : c’est un état policier. Il y a ce mystère du feu, qui attire tout le monde, sans que personne puisse le comprendre. C’est au-delà de la raison. Je ne comprends pas le monde d’aujourd’hui, mon film reflète aussi ce sentiment…
Mon inspiration vient directement des miniatures perses. Ce qui m’a toujours intéressé dans les cultures de l’Islam, c’est justement ces images manquantes – et non interdites ! – du visage du prophète. Elles ont existé, certes de manière minoritaire. C’est aussi un personnage formidable, car il y a une liberté incroyable de travailler un personnage dont vous ne pouvez pas représenter les traits. Tout le monde y voit une forme de censure insupportable, alors que j’y trouve un espace pour l’imaginaire et une grande liberté de création.
La représentation sacrée de l’Islam crée justement un défi, permettant ainsi des milliers de possibilités d’images. Filmer cet invisible afin de lui donner corps et faire qu’il existe. Ce personnage existe dans le regard du spectateur ; il peut être un terroriste comme un anarchiste, un faux prophète comme un prophète, un destructeur comme un libérateur. Il kidnappe le film pour nous emmener loin de l’intrigue. C’est une créature en mutation, comme un état des lieux du pays recelant plusieurs motifs qui nous appartiennent en propre, comme la figure de l’immolé, image matricielle absolue. Elle fait exploser la réalité pour devenir légendaire. Je vis avec cette icône et mon travail a été de tenter de rendre compte du vertige qu’elle propose.