Coauteure des scénarios des films d’Arnaud Desplechin depuis Jimmy P, Psychothérapie d’un Indien des plaines (2013), mais aussi des films d’Antony Cordier ou de Je ne suis pas un salaud d’Emmanuel Finkiel, la romancière et scénariste Julie Peyr s’est attelée avec le réalisateur de Rois et Reine à l’adaptation de Tromperie de Philip Roth. Un texte intime, non chapitré, qui suscite une légère ivresse chez son lecteur, et semble, de prime abord, inadaptable. Et pourtant, le travail conjoint de Julie Peyr et d’Arnaud Desplechin suscite l’admiration : l’âme et l’énergie du texte de Roth s’y retrouvent, tandis que s’esquisse sous nos yeux un vibrant manifeste sur les pouvoirs de la fiction à nous maintenir en vie (lire ici notre chant d’amour au film). Conversation à distance avec Julie Peyr, qui nous répond depuis Los Angeles, où elle réside.
Philip Roth est sans aucun doute l’écrivain le plus représenté dans ma bibliothèque. Il occupe même une étagère entière, car je possède à la fois ses ouvrages en français et en anglais ! Il est l’un des rares auteurs dont j’ai lu tous les livres (davantage en français qu’en anglais, je le confesse). Le plus difficile avec un écrivain aussi magistral que Roth, c’est de résister à la tentation de ne plus lire que lui – ce qui a sans doute été mon cas à l’âge où je découvrais ses livres, c’est-à-dire au tournant de la vingtaine. L’œuvre de Roth est fascinante par bien des aspects. Je pense à son talent inégalable de portraitiste, à son génie pour décrire aussi bien l’intime que la société américaine. Mais ce qui me fascine le plus, je crois, c’est la façon dont ses romans sont construits. Comment ne pas être ébloui par ces constructions labyrinthiques, ce jeu de variations romanesques ? Les livres de Roth ressemblent pour moi à des matriochkas : une poupée en cache une autre, et à chaque fois cette ultime découverte suscite notre étonnement, notre émerveillement. Avec Roth, c’est pareil, il y a toujours un nouveau rebondissement à découvrir, un nouveau sens caché.
Je suis fascinée par la question : d’où viennent les personnages ? — fictionnels ou autobiographiques ? réels ou imaginaires ? C’est une question à la fois légère et profonde, amusante et vertigineuse. Je crois que c’est l’un des aspects de l’œuvre de Roth qui nous ravit terriblement, Arnaud Desplechin et moi : nous aimons nous poser la question tout en sachant que nous n’avons pas envie d’y répondre. C’est une question sans réponse, et c’est tant mieux !
Incontestablement, donc, avant même d’adapter Tromperie, l’œuvre de Roth était déjà une référence commune. Parce qu’elle est éblouissante et aussi terriblement stimulante. Au cours de nos séances de travail, sur les cinq films que nous avons écrits ensemble, il est certain que Nathan Zuckerman ou Mickey Sabbath ont dû revenir dans la conversation à de nombreuses reprises. Ces personnages font partie de notre « champ littéraire » commun, de la même manière que nous avons un « champ cinématographique » commun, des cinéastes que nous aimons et admirons tous les deux et auxquels nous revenons sans cesse : Truffaut, Renoir, Bergman, dont j’ai découvert certains films grâce à Arnaud, mais aussi Resnais, Allen, Eastwood, Moretti, Kurosawa, P.T. Anderson, Wes Anderson, Scorsese, il y en a tellement !
Ce projet est arrivé à un moment très particulier, en mars 2020. Nous venions de finir l’écriture de Frère et Sœur (dont le tournage s’est d’ailleurs terminé il y a quelques jours) et nous étions en plein confinement, Arnaud à Paris, moi à Los Angeles, où je réside. On s’est sentis à la fois désœuvrés, et en même temps, on avait l’impression d’en avoir encore sous la semelle. On était très frustrés, comme des sportifs bien entraînés venant d’apprendre l’annulation d’une compétition. On ne savait pas quand les tournages allaient pouvoir reprendre, alors on a tout de suite réfléchi à un autre projet. Arnaud songeait à adapter Tromperie depuis longtemps, et dans ce contexte, où tout semblait incertain, où plus personne ne pouvait voyager, on s’est dit que c’était peut-être le moment…
Pour ce qui est de l’adaptation, nous avons obéi à un précepte simple : il consistait à choisir le matériel que nous aimions le plus dans le texte de Roth. Arnaud dirait « élire »… L’autre parti pris, c’était de s’autoriser à écrire pour des comédiens français. Cette histoire de romancier américain et d’amante anglaise serait jouée par des acteurs français. Arnaud a eu cette formidable idée de split-screen au début du film : l’écran serait partagé entre les Twin Towers à gauche, et le London Bridge à droite. « Londres, 1987 » s’inscrirait sur l’écran. Une fois cette convention posée, nous nous sommes sentis beaucoup plus légers.
Nous sommes restés très fidèles au texte, et à la traduction de Maurice Rambaud. Mais il y avait tout le reste à inventer, à imaginer, et cette matière, il a fallu trouver un moyen de l’organiser.
Tout au long de l’écriture, nous nous posions la question : devons-nous être enfantins, instinctifs ou bien, au contraire, raisonnés ? Je crois qu’au début, nous avons surtout suivi notre instinct. Nous lisions le texte ensemble pour sentir les moments où nous avions envie de changer de décor, pour imaginer un geste, un déplacement.
Il y avait de nombreuses contraintes : nous savions que nous ne pourrions pas avoir beaucoup de décors, ni ne pourrions vraisemblablement tourner en décors réels ; nous étions nous-mêmes coincés chez nous, dans nos bureaux respectifs. Mais en fait, en y repensant rétrospectivement, ces nombreuses contraintes ont sans doute été une chance pour nous. Devant ces contraintes réelles, matérielles, nous avons sans doute été portés à imaginer davantage de lignes de fuite, de stratagèmes pour en échapper. L’idée d’un espace abstrait sur fond ocre, l’idée de la neige artificielle en sont des émanations… Sous la contrainte, nous nous autorisions à rêver.
Quand j’ai relu Tromperie, j’ai été surprise par la noirceur du livre, sa gravité. Ma mémoire avait conservé essentiellement l’humour du texte. Je me souvenais, par exemple, avec beaucoup d’amusement du dialogue entre l’épouse et Philip au sujet de son « carnet ». Mais j’avais occulté la question du vieillissement, de la maladie et de la mort, qui est centrale. Je pense que c’est pour cette raison que ce roman parle à tous les âges de la vie. Les quatre personnages féminins à qui Philip donne la parole semblent représenter également ces différents âges.
Mais c’est aussi un roman sur la perte, qu’elle soit vraie ou imaginaire. Peut-être l’amante anglaise n’était-elle qu’un rêve… Mais c’est un rêve que Philip ne veut pas oublier, ne pas risquer de perdre.
Au fil du texte, l’écrivain américain s’efface beaucoup pour laisser la parole aux femmes, à l’amante anglaise, à Rosalie, etc… mais quand il s’agit de « révéler » son nom, il choisit de ne plus se cacher, il se fait appeler Philip – et non Nathan Zuckerman, nom de son alter ego romanesque. Je crois bien que c’est l’unique fois où Philip Roth prête son nom à un personnage de roman. Il dit « ce carnet, c’est moi. » C’est très égocentrique de sa part, ce que je trouve épatant, mais je ne sais pas pourquoi, cela est aussi bouleversant.
J’ai rencontré Arnaud sur le tournage d’Esther Kahn, par l’intermédiaire de mon compagnon Sébastien Lemercier, qui était alors son assistant. Nous étions très jeunes, allions avoir un enfant et Arnaud nous a pris sous son aile. J’écrivais déjà à l’époque, je ne sais pas bien quoi, des nouvelles, des bouts d’histoires… et sans avoir rien lu, Arnaud me donnait le sentiment de croire en moi. Ça m’a été infiniment précieux… J’étais déjà très admirative de son travail depuis La Vie des morts et La Sentinelle, que j’avais découvert à la fin du lycée. J’avais été si enthousiaste que je l’avais conseillé à tout le monde, y compris à mes professeurs d’hypokhâgne.
Par la suite, Arnaud a continué de me donner des conseils, de suivre mon travail avec une grande générosité. Nous n’étions jamais loin puisque le premier scénario que j’ai écrit avec Antony Cordier, Douches froides, a été produit au sein de la même société, Why Not productions. Et puis, un jour, il m’a demandé de l’aider sur Un conte de Noël… ça n’a pas vraiment collé… Je n’étais pas à la hauteur, je n’avais pas compris ce qu’il attendait de moi. Il m’a donné une seconde chance, en me rappelant pour Jimmy P ; cette fois-ci, je me suis accrochée.
Ce que nous avons en commun, avant toute chose, c’est que j’ai compris comment il travaillait, ce dont il avait besoin pour avancer en écriture. Il a une manière de travailler très particulière, que je n’ai jamais vue ailleurs. Lors de nos séances de travail, il improvise beaucoup. Ma tâche, c’est de ne rien perdre… Parfois, c’est moi qui dois écrire le premier jet. Je me mets dans un coin de la pièce avec son ordinateur et je n’ai pas intérêt à revenir vers lui avec une page blanche ! Ensuite, Arnaud reprend la scène et c’est ainsi que nous avançons.
Il y a aussi ce socle littéraire et cinématographique que nous avons en commun, dont je parlais plus haut. Quand Arnaud évoque, par exemple, une scène d’un film de Truffaut ou de Bergman, je sais immédiatement à quoi il fait référence, cela permet d’aller vite.
J’ai la chance depuis trois ans d’avoir un vrai bureau (qui n’est ni un coin de la chambre ni une partie de l’espace commun), une vraie chambre à soi, pour citer Virginia Woolf. Cette pièce, j’ai pu la concevoir comme je la rêvais, entourée de fenêtres et d’étagères de livres. Ce sont mes livres, leur présence me rassure. Il y a très peu de photos, mais par contre il y a une petite statuette de Freud rapportée de Vienne, des matriochkas qui m’avaient été offertes par ma grand-mère, un dreamcatcher offert par Arnaud à la fin de l’écriture de Jimmy P. Il y a aussi une petite banquette, où je me pose parfois pour lire ou réfléchir. Les boiseries et les murs sont verts, un vert Véronèse, ce qui donne à la pièce un côté ancien. J’écris devant une fenêtre donnant sur la rue. C’est une rue très calme, qui mène à un petit sentier de randonnée, et j’aime bien voir passer les marcheurs. Nos visiteurs disent souvent que mon bureau est la plus belle pièce de la maison. Je n’ai aucune excuse pour procrastiner !
J’ai des horaires de fonctionnaire : je travaille de 8 h à 17 h. J’ai pris l’habitude de ces horaires quand mes enfants ont été en âge d’aller à l’école, et je n’en ai jamais changé. C’est surtout le matin que je me sens alerte et efficace. Avant de me mettre au travail, j’aime bien faire une marche ou – les jours de grande bravoure… – un footing de trente minutes. Cela m’aide à me réveiller, mais également à me concentrer.
J’écris le plus souvent sans musique, contrairement à Arnaud. Lorsque nous travaillons ensemble, la séance commence véritablement quand il met un premier disque dans le lecteur CD. Avec le temps, selon le disque choisi, j’ai appris à identifier l’humeur dans laquelle il souhaite nous plonger ou contre laquelle il nous faut au contraire résister : Bob Dylan ou Neil Young… Kendrick Lamar ou Arcade Fire. Beaucoup de musique classique aussi, des chanteuses et des musiciens de jazz : mais quel que soit son choix, le volume est toujours à fond !
Je crois que la fiction, dont le cinéma et la littérature sont les principaux vecteurs et moyens d’expression, est indissociable du thème du devenir, et je pense bien entendu à Gilles Deleuze en écrivant ces mots. Il ne s’agit pas de reproduire la vie, ce qui ne serait pas très intéressant, mais d’en produire une nouvelle, une matière « toujours inachevée, toujours en train de se faire ».
Lire une histoire avant de s’endormir à son enfant, c’est lui donner la possibilité d’expérimenter des situations, d’éprouver des émotions qui ne sont pas réelles et d’en sortir grandi. Ces fictions, ces histoires auxquelles nous croyons, mais qui n’existent pas, nous rendent plus grands, plus forts, elles nous transforment. Les histoires nous lient, nous rapprochent, à travers les siècles, au-delà des différences. Il y a toujours eu des trublions et des imbéciles pour nous asséner des contre-vérités et je crois que la plus belle réponse que l’on puisse faire à ces imposteurs qui veulent faire passer leurs mensonges pour des vérités, c’est justement la fiction.
En écrivant ces mots, je pensais à l’instant au film Don’t Look Up d’Adam McKay. C’est un film qui m’a beaucoup touchée parce qu’il croit précisément à la fiction pour changer le monde.