L’ABCdaire d'Arnaud Desplechin
Son adaptation de Tromperie de Philip Roth (coécrite avec la scénariste Julie Peyr) nous a emballés (lire ici notre chant d’amour) ! Ce film, où les équipes artistiques et techniques semblent en état d’allégresse, nous a inspiré cet ABCdaire. Arnaud Desplechin, en grande forme, a attrapé nos mots au vol (NB. pour Z, c’est son idée !) : voici ses commentaires inspirés.
A comme… acteur
« Qui est à soi-même son propre outil. C’est le métier le plus original qui soit, avec celui de poète. Jean Douchet disait que le jeu d’acteur était l’instrument le plus précieux de la mise en scène et que les premiers travellings de l’histoire du cinéma sont ces plans où les acteurs s’approchent de la caméra. »
B comme… Bergman
« dieu (avec une minuscule) ! »
C comme… caméra et Stanley Cavell
« La caméra est une machine merveilleuse, car elle enregistre du réel et projette de la fiction. C’est une boîte magique hallucinante. Stanley Cavell a décrit avec tellement de finesse ce principe-là, en disant : « What happens to reality when it’s screaned ? » (qu’arrive-t-il à la réalité quand elle est projetée ?). Tout d’un coup, elle scintille. C’est le miracle de la boîte des frères Lumière. »
D comme… détail(s)
« Le diable s’y cache ! La direction d’acteurs, pour moi, ne passe que par les détails : le choix des chaussures, un geste étrange de la main, et tout d’un coup, le sens nous arrive. J’aime bien le synonyme de « détail » que donne Barthes lorsqu’il parle de la photographie : il appelle ça le « punctum ». Tout d’un coup, on voit la boucle d’un lacet, par exemple, et on tombe amoureux de la photo qui nous accompagne toute notre vie. C’est ce « punctum » que je cherche quand je fais un film, cet art du détail. »
E comme… équipe
« Évidemment, c’est un travail d’équipe magnifique de faire un film, mais parfois on est horriblement seul quand on est metteur en scène ! Il faut accepter qu’on ne sert pas à grand-chose, mais que si le film n’est pas bien, c’est de notre faute. Il faut l’assumer et cela rend seul. »
F comme… fiction
« Je ne sais pas bien ce qu’est la fiction et pourtant, c’est le cinéma que je fais. Si les acteurs se servent d’eux dans leur travail, moi j’essaie de me servir de moi pour faire mes films. Un de mes héros est Nanni Moretti, qui n’arrête pas de se servir de lui-même pour faire des films et pourtant ce qu’il invente, c’est de la fiction. Comme pour la caméra, ce qui rentre est peut-être de l’autobiographie, mais ce qui ressort est de la fiction. J’aime que les personnages soient plus grands que la vie. Moi, je suis plus petit que la vie, je suis normal et avance sur deux pattes, mais quand tout d’un coup, c’est héroïque et joué par un acteur, cela peut devenir plus grand que la vie. La fiction, c’est peut-être de la vie qui devient un petit peu plus grande. »
G comme… grâce
« On y aspire tellement. C’est la seule chose qui compte et c’est la seule chose qui ne peut pas se calculer. Chaque plan est un premier plan, chaque film est un premier film. La grâce arrive par accident et vient nous surprendre. »
H comme… harmonie
« J’aime bien quand c’est disharmonieux, quand ça grince. L’harmonie, c’est pour le paradis : ça sent l’ennui. Le purgatoire a du bon, tout de même ! Vive la disharmonie ! »
I comme… images
« C’est drôle que les hommes aient à ce point besoin des images. C’est très curieux. On dit que le propre de l’être humain est de parler, mais c’est aussi d’avoir besoin des images. Pour préparer mon prochain film, j’ai été voir des images phénoménales dans les Pyrénées, qui datent d’il y a seize mille ans : il s’agit d’images peintes dans une grotte pariétale. Elles représentent sans doute un culte, mais on n’en est pas sûr. Ces hommes avaient besoin d’images et ces images venaient à eux. Elles sont comme un ancêtre du cinéma dans leur boîte noire tout au fond de la grotte. J’observais le soin que ces hommes avaient apporté à dessiner ces jambes de gazelle et je me disais, en observant ces images admirables, que j’étais fier de faire partie de l’humanité. Ce qui a été peint il y a seize mille ans est d’une puissance hallucinante. Aller dans ces grottes fut un choc pour moi. »
J comme… je, jeu, joie
« Mon je n’est qu’un jeu et ça me met en joie ».
K comme… kayak
« Ce mot m’évoque le film formidable de Bruno Podalydès, Comme un avion. J’aime tous ses films et celui-ci est celui que je préfère. »
L comme… liberté
« À la veille d’un tournage, j’y pense très fort. Il faut essayer d’être libre, c’est une injonction, un commandement. Faire un film libre est un travail. Il faut essayer de s’affranchir des normes, de ce qu’on pense « devoir » faire. »
M comme… motif
« Ce mot me parle. Est-ce que je raconte des intrigues ? Je développe, je crois, des motifs qui se répondent les uns les autres. Je ne suis pas fan du principe de la série télé qui veut à tout prix narrer, ou narrativiser avec une surenchère d’intrigues. Je préfère le cinéma qui développe des motifs. Il y a ceux de la honte, du gag, du revolver, du vol, etc. Ces motifs se mélangent et créent de petites histoires, mais ce ne sont pas des intrigues. Vertigo, c’est le motif de la femme aimée qui disparaît, ne cesse de mourir et qu’on ne cesse de ne pas savoir sauver. L’intrigue, on s’en moque. Je préfère le cinéma de motifs à l’intrigue trop télévisuelle. »
N comme… non !
« Je pense au slogan de Guy Debord, qui était inscrite sur les murs en 1968 : « Ne travaillez jamais ! ». Je n’ai jamais travaillé, je n’ai fait que jouer et m’amuser à apprendre. Donc : « Non, je ne travaillerai pas ! ».
O comme… oisiveté
« Ah non ! L’oisiveté, c’est aussi horrible que le travail ! Voilà les deux choses dont je ne veux pas dans ma vie. ».
P comme… présence
« La présence et la grâce sont la même chose. Ce sont deux termes religieux, qui ont à voir avec l’incarnation. Quand quelque chose est incarné, il y a présence et c’est très troublant. Le miracle quand on filme quelqu’un est de filmer sa présence. Quand je travaille avec les acteurs, je joue avec eux, je leur donne la réplique, mais je n’ai aucune présence ! Aucune ! Je n’en suis pas du tout vexé, car j’aime les acteurs, mais moi, si on me met devant une caméra, on passe à travers. Je ne sais pas comment font les acteurs pour être présents au plan, mais je sais qu’ils y travaillent. Je me souviens d’avoir vu Emmanuelle Devos, sur le tournage de La Vie des morts, se préparer à un plan. Elle était en larmes avant la prise, où elle ne devait pas pleurer : elle se préparait à donner de la présence. Il n’a fallu que deux prises. Ce travail-là sur soi est fascinant. Ce don de la présence est magnifique. »
Q comme… quotidien
« Le quotidien, c’est un peu la raison pour laquelle je fais des films. On se sert, bien sûr, du quotidien et il s’agit d’y échapper. Par exemple, j’ai arrêté d’écrire des phrases d’introduction dans mes films : « Bonjour », « Comment ça va ? », etc. J’ai tout supprimé pour arriver au cœur du drame tout de suite. Le quotidien, c’est l’ennemi ; ce qui m’intéresse, c’est qu’au moment où l’on filme, quelque chose d’unique se passe. Je cherche le moment singulier, microscopique, non quotidien, qui vaut le coup qu’on le filme. C’est quelque chose que je vois très bien chez les frères Lumière : je pense à l’entrée du train en gare de la Ciotat ou au petit chien à la sortie des usines Lumière. Bien sûr que chaque jour, des femmes sortaient de ces usines, mais ce jour-là, ce chien n’a pas traversé de la même manière que la veille ou le lendemain et c’est ce qui a rendu ce moment unique. Le quotidien est donc ce contre quoi je me bats. »
R comme… Philip Roth
« Il y a toujours un twist purement littéraire dans les romans de Roth qui les rend inadaptables. Je pense au début de Ma vie d’homme : il y a une première nouvelle, puis il réécrit la nouvelle et l’écrivain reprend son roman pour la troisième fois et avoue n’avoir pas dit la vérité la première. Comment faire pour adapter ce twist où le roman se met en crise ? Il a fallu que je choisisse le livre plutôt mineur de Roth qu’est Tromperie pour que j’arrive à filmer ce twist littéraire. En filmant Léa Seydoux et Denis Podalydès l’écoutant, je me suis rendu compte de cette chose magnifique : au lieu que ce soit l’écrivain qui soit le maître du récit, c’est le personnage qui devient maîtresse d’elle-même, qui s’approprie le récit et devient romancière. C’est un twist littéraire. Le romancier est juste un personnage parmi les personnages et il me semble être arrivé à le filmer. Hitchcock disait qu’il valait mieux adapter des nouvelles que des romans ; il me fallait donc choisir un livre mineur de Roth pour rendre au spectateur ce qui m’a illuminé dans tous ses livres. »
S comme… sensualité et sensorialité
« Sensualité comme… Miloš Forman. J’ai longtemps cru que j’aimais Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears et que Valmont de Forman était un film décevant. Les années ont passé, je préparais un film et me suis souvenu de ce que cela faisait d’être assis dans l’herbe, à l’ombre, alors qu’il fait chaud dehors. Cette sensation me provenait non pas de ma propre expérience, mais de Valmont et j’ai désiré revoir le film avec mes techniciens – grâce à Claude Berri, qui en avait une copie. Nous en sommes sortis assourdis par la sensualité de chaque plan. Il y a une attention aux détails, au punctum, à tout ce qui passe par les sens. Dans la scène où Valmont danse avec les quatre femmes de sa vie, les quatre dansent de manière différente et on comprend qu’il a quatre façons d’aimer différentes, qui ne sont pas en rivalité. Ce film déborde de sensualité. C’est pareil dans Ragtime. Miloš Forman est le maître pour ça. Chez lui, toutes les idées sont transformées en sensations. Ça, c’est un de mes buts ultimes. »
T comme… timing
« Il est très agréable que l’acteur, sur le plateau, soit entièrement maître du timing, parce que c’est le timing qui fait qu’une scène est réussie ou ratée. Ce qui est magnifique, c’est qu’on le refait au montage et à cette étape, deux voix se conjuguent et prennent le spectateur par la main pour l’emmener vers l’émotion ou la sensualité, comme chez Forman. Il y a donc le moment où l’acteur est roi sur le tournage, et celui du montage, où l’on joue aussi, mais avec d’autres outils pour créer du rythme. Et cela m’épate que l’acteur soit d’abord roi, puis que le réalisateur vienne restituer le timing éprouvé sur le plateau ; mais dans un deuxième temps, au montage. »
U comme… Ulysse
« Il m’aura fallu un an et demi pour aller au bout d’Ulysse de Joyce. J’ai cru que je n’y arriverais jamais. C’est comme un précurseur du cinéma. Joyce avait cette attention à des épiphanies, des sensations. J’ai eu un choc. Et grâce à un merveilleux petit livre de Nabokov, qui explique de façon très pragmatique l’intrigue et les métaphores d’Ulysse, j’ai pu me rendre compte du travail prodigieux de Joyce, qui a tout sacrifié pour la sensation, pour ces moments où tout scintille et devient miraculeux. Joyce sacrifie tout, c’est-à-dire que son texte devient incompréhensible, trop long, confus, bavard, mais à la fin, lorsque vous avez réussi à plonger dans le texte, tout scintille de sensualité et de significations. »
V comme… voix
« C’est curieux que je sois à ce point attaché aux voix… pourtant je pense que le cinéma est muet. On raconte que Pagnol, qui compte énormément pour moi, était confiné dans son camion et dirigeait ses acteurs au son pour savoir s’ils étaient justes ou non. Moi, je fais l’inverse, alors que je me crois un amoureux des voix : quand je filme, il faut toujours qu’il y ait une prise où je me bouche les oreilles pour être comme un enfant et regarder des adultes qui parlent sans comprendre ce qu’ils disent. Cela me plaît de voir toutes ces émotions qui passent sans comprendre. C’est un moment que je retrouve au montage, car quand j’ai une difficulté à monter une scène, j’enlève le son et monte avec les images seules. Quand je restitue leur voix aux personnages, cela marche toujours. C’est très curieux, car je fais plutôt un cinéma de dialogues et pourtant, il me faut toujours être sourd un instant pour mieux entendre les voix dont je suis amoureux. »
W comme… western
« Le western a trait à l’enfance du cinéma. L’histoire de l’Amérique, c’est l’histoire du cinéma. L’Amérique s’est tellement identifiée au cinéma qu’elle a créé un genre. C’est miraculeux, et c’est le mystère du cinéma américain. C’est ce qu’on voit dans Once Upon a Time in Hollywood de Quentin Tarantino. C’est l’enfance de l’art. J’aime bien la phrase que John Ford a dite à Cecil B. DeMille au début des procès McCarthy, alors que Cecil B. DeMille voulait dénoncer tout le monde, pour lui signifier qu’il n’était pas de son côté : « Je m’appelle John Ford et je réalise des westerns ». Si un homme peut se lever dans une assemblée et inciter à ne dénoncer personne en prononçant, comme Ford, cette phrase absolue, c’est la dignité combinée à l’enfance de l’art. »
X comme… X
« Je ne suis pas spécialiste du cinéma X, mais je pense qu’une bonne image est une image qui en promet une autre. Une mauvaise image est une image qui bouche, qui dit « j’ai dit la vérité, il n’y a rien d’autre ». Un plan pornographique est une image qui bouche. On est saisi comme devant la tête de Méduse et rien n’est proposé après. Il n’y a aucune promesse. Ça choque, c’est humain, c’est un fascinum, mais ce n’est pas une image. La trivialité de Valmont, qui est merveilleuse, elle, promet quelque chose qui est toujours reconduit et qui s’accomplit tout le temps dans un mouvement sans fin. »
Y comme… Youpi !
« Je relie ce mot à l’exposition de Dominique Païni Enfin le cinéma ! qui se tient au Musée d’Orsay [jusqu’au 16 janvier, NDLR].C’est une des meilleures expos que j’ai vues cette année. On a l’impression que tout le XIXe siècle dit : « Youpi, on a inventé le cinéma ! ». Quand on entre dans cette expo, Fantômas nous accueille sur un grand écran. C’est populaire, youpi, le cinéma est arrivé ! Puis l’on voit une sculpture admirable de Rodin, Pygmalion et Galatée, et à côté, un film de Méliès montrant Pygmalion à l’œuvre, un art forain qui fait des bêtises à la manière d’un cancre et qui raconte la même histoire mythologique. On a inventé une machine qui attrape de la réalité et la transforme en autre chose. C’est aussi bête que ça. Je n’aime pas beaucoup le film de Méliès, mais on voit aussi un film d’Alice Guy, que je place haut dans mon estime : elle filme des enfants qui jouent dans un torrent, et elle arrive à attraper la vie. Tout le XIXe en a rêvé, c’est arrivé et cela a forgé le XXe. »
Z comme… Zorro
« Évidemment, Zorro ! J’adore Zorro ! On parlait de sensualité, mais souvenez-vous de la scène où Antonio Banderas déshabille Catherine Zeta-Jones alors qu’ils se battent en duel et qu’ils sont super forts tous les deux ! Je dis youpi devant Zorro ! »