Rencontre avec László Nemes, réalisateur de Sunset
« Le flou est une retranscription nette de notre incertitude »
Inspiré par Kubrick et Murnau, le cinéaste hongrois László Nemes confirme, après Le Fils de Saul, qu’il fait du cinéma en absolu plasticien. Sur pellicule. Les images de Sunset, son deuxième long-métrage, écrivent le récit et déploient, dans leur mouvement intrinsèque, notre perception et connaissance du monde. Si le propos est parfois confus, prime la qualité d’une esthétique au service d’un film qui interroge une Europe d’avant la Première Guerre mondiale, en pleine crise de civilisation. Un siècle plus tard, cette même Europe paraît toujours en proie à l’inquiétude et aux convulsions, comme son héroïne, à Budapest en 1913.
C’est la fin d’un monde prometteur. Le monde dont je parle dans le film était un monde bouillonnant, débordant d’idées. L’Autriche-Hongrie était un pays complexe, un mélange de nationalités, de langues, de religions. Un prototype possible de l’Europe, mais qui n’a jamais pu advenir. Entre Budapest, Vienne, Berlin, Paris et Londres, cette Europe était pleine de promesses. J’ai voulu faire un film sur ce tournant, mais ce n’est pas un film social ni politique. À travers l’histoire d’une jeune femme qui revient à Budapest pour travailler dans la chapellerie qui avait autrefois appartenu à ses parents, c’est la plongée dans un monde que l’on voit à travers elle. C’est donc très métaphysique et très mental : il s’agit d’une vision, car je ne voulais pas faire de fresque sociale ; des tas de gens peuvent le faire très bien, mais moi, ce n’est pas mon but. Si le cinéma peut voyager dans le temps, ce n’est pas uniquement d’une manière sociopolitique : on peut aussi approcher les choses et les constances dans l’humanité de manière plus subjective.
Ce film parle d’une idée de l’Europe qui a été détruite. On ne pourra jamais artificiellement la recréer. Dans l’Europe d’aujourd’hui, nous sommes aussi dans un moment charnière de civilisation. L’histoire ne s’est pas arrêtée en 1989. Sunset montre que l’histoire se fait aussi dans l’invisible, pas forcément le visible, de l’âme collective. C’est pour cela que le film est un conte : on ne peut pas parler directement de ces choses-là, sinon on est dans une reconstitution historique et le mode d’emploi. Comme si on voulait donner des titres de journaux pour rythmer l’intrigue. Mais alors, ce n’est plus du cinéma.
C’est probablement personnel, cette quête de la famille chez moi ! Et c’est quelque chose que l’on retrouve en effet dans le film, et que je représente d’une manière très organique, avec cette jeune femme qui se cherche, qui cherche son monde à elle, car elle se sent comme une étrangère dans son propre monde.
C’est moins en vogue aujourd’hui, dans le cinéma, d’utiliser des acteurs qui sont déjà marqués par le rôle dans leur vie personnelle. Juli Jakab porte la tragédie par son histoire personnelle : elle a perdu son jeune frère il y a quelques années, elle l’a vu mourir, puis a perdu sa mère. Ce sont des choses que l’on retrouve dans sa personne. Je ne pouvais pas inventer cela et il faut avoir la chance de pouvoir accéder à des personnes qui ont en elles quelque chose de l’histoire. Ce n’est pas de l’Actors Studio : nous ne sommes pas dans la performance de l’acteur.
J’ai été inspiré par la fin d’Ulysse de James Joyce, l’incroyable monologue de Molly Bloom auquel renvoie le labyrinthe du film. J’ai aussi été inspiré par Kafka et Dostoïevski. Voilà pour les livres. S’agissant du cinéma, L’Aurore de Murnau et Eyes Wide Shut de Kubrick. On retrouve ses grandes interrogations sur l’âme humaine et son labyrinthe, que j’essaie de retranscrire en langage cinématographique.
Il est de plus en plus dans les conventions du cinéma d’avoir accès très facilement au ressort des personnages. C’est quelque chose qui a été inventé par le cinéma commercial et renforcé par la télévision : faire en sorte que le spectateur soit toujours rassuré et confortable et bien informé. S’il y a une question et un doute, c’est la panique ! Ces choses ne sont pour moi pas du tout arrêtées. C’est l’essence même du cinéma de remettre sans cesse en cause sa grammaire. Si on ne remet pas en question les habitudes, ce n’est plus de l’art.
Disons que je ne m’intéresse pas à une narration sécurisée. C’est quelque chose dont j’ai hérité en regardant certains films et en travaillant avec Béla Tarr.
Il y a ce flou, car Sunset est un film entre l’éveil et le rêve, entre les yeux ouverts et les yeux fermés. Le flou est sous-exploité au cinéma et pourtant, c’est une retranscription nette de notre incertitude. C’est une qualité optique d’une grande richesse. Le flou est une région presque plus jamais utilisée. Sous l’effet de la télévision, on ne veut pas faire confiance aux spectateurs et on veut toujours tout montrer. Cela pose aussi la question de comment on regarde les films.
Cela oblige à se concentrer sur l’histoire du personnage et sur l’histoire qu’il se raconte à lui-même. Irisz Leiter est active dans la définition de son histoire, alors même qu’elle a l’impression que les choses lui échappent. La quête de son frère se présente à elle comme une solution qui lui donnerait la clé à toutes les questions qu’elle se pose. Y a-t-il une clé qui peut ouvrir toutes les portes ?
J’aime beaucoup les éléments simples : l’air, le feu, l’eau, la terre, ces éléments primaires qu’on retrouvait déjà dans Le Fils de Saul. J’aime ces éléments un peu archaïques et primitifs. Ils se rapportent au conte, comme quand nous retrouvons cette jeune femme dans les bois. Nous l’avons tourné en 35 mm sur pellicule. Il faut voir le film sur pellicule, pour voir ce côté physique qui m’importe beaucoup, car de plus en plus, notre civilisation se détache du monde physique pour aller vers une espèce de virtuel rêvé, où nous sommes des dieux, alors que nous ne sommes que des êtres finis.
La pellicule donne un cadre : vous devez savoir où vous allez et ce que vous faites. Avec le numérique, de plus en plus, la machine fait le travail. Par exemple, on ne sait plus travailler la lumière. Sur pellicule, il faut connaître ce qui est exposé. Il faut connaître l’optique, la lumière, le contraste, les zones d’ombre, cela oblige à des choix. L’utilisation de la pellicule pousse le réalisateur à faire des choix, car les possibilités ne sont pas infinies. Nous sommes obligés de penser avant à ce que l’on fait, ce que l’on veut, aux choix qui sont les nôtres avant et pendant le tournage, aux plans que l’on souhaite tourner. La pellicule impose une certaine économie. Ce n’est pas dans la salle de montage que l’on fait un film d’assemblage. Quand on tourne sur pellicule, nous faisons de vraies répétitions, contrairement au numérique, où sur le tournage on tourne ce qui est en fait une répétition. Comme ça ne coûte rien, on tourne les répétitions. Cela change intégralement le travail et cela change en fin de compte l’expérience pour le spectateur.
Comme disait T.S. Eliot, les limitations sont essentielles pour créer.