La parole est le matériau qui façonne le procès pour infanticide mis en scène par Alice Diop dans Saint Omer, inspiré par un crime réel et son procès aux assises : parole de l’accusée ; parole de l’accusation ; parole de la défense ; parole des témoins.
« La langue est la matière première du film : c’est sa nécessité, son origine », nous a confié Alice Diop. Ayant assisté au procès de la mère infanticide de Berck-sur-Mer, dont est tiré Saint Omer, la documentariste a exploité le verbatim des débats, mais surtout, ce qui faisait la singularité de la parole de l’accusée, Fabienne Kabou : une parfaite maîtrise discursive, une parole élaborée et réfléchie. « Le même crime qui ne serait pas raconté de la même manière serait impossible à entendre : il serait sordide. Sa langue permet d’entendre autre chose que l’horreur et dit quelque chose de l’accusée. Elle dit la façon dont elle met à distance la violence du crime, la façon dont elle le met en récit. Elle articule précisément ce qu’elle n’a pas pu dire dans la vie, parce qu’elle a été invisibilisée, marginalisée : sa langue, c’est tout ce qui lui reste ».
Sans la langue de cette femme, renommée dans la fiction Laurence Coly et jouée par la comédienne Guslagie Malanda, « le film n’aurait pas été possible », affirme Alice Diop. « Le texte documentaire est extraordinaire. Avec Marie NDiaye, on a pu le restituer parce qu’on l’a entendu, parce qu’on l’a reconnu. Ce n’est pas ma langue, ni celle de Marie, c’est la langue de Fabienne Kabou. On n’a pas travaillé comme on travaille classiquement un scénario, avec l’idée d’une structure : on a cheminé ensemble, avec cette femme-là, avec cette langue-là, pour trouver la manière de la regarder, de la filmer, de la penser, de la travailler, tout en étant assez proche de l’univers des textes de Marie Ndiaye ».
Alice Diop n’observe pas simplement cette parole : elle la met en scène par des plans fixes, qui focalisent l’attention sur ce qui se dit. Elle articule ainsi la parole des personnages et l’écoute des spectateurs, en suscitant une empathie continuelle pour maintenir le lien avec cette parole. La parole ne circule pas seulement entre les personnages à l’intérieur du film et du procès qu’il représente, elle parvient jusqu’à l’auditoire de la salle de cinéma. Celle-ci devient une autre salle d’audience ; le procès comme spectacle public et comme spectacle du discours et de la mise en question.
Alice Diop évacue vite les circonstances factuelles (comment l’enfant est morte) et termine son film avant le verdict (la fiction ne dit pas le droit, ne prononce pas de jugement). La réalisatrice déplace le point de vue vers la question qui intéresse son film et le spectateur : qu’est-ce qu’une mère ? La personnalité de la mère en procès saisie dans son être et son histoire, plus que la personnalité criminelle passée à l’acte : tel est l’enjeu de la parole au cœur du film, dont la fonction n’est pas de reconstituer le crime, mais de le réfléchir, comme il réfléchit aussi l’ipséité de l’accusée.
L’éloquence est fondamentale dans tout procès, dont le principe est l’oralité des débats. Le personnage criminel de Laurence Coly dans Saint Omer est éloquent à l’égal des autres personnages sur la scène du procès. Ce n’est pas l’apanage du seul corps judiciaire compétent, accusation (l’avocat général) ou défense (l’avocate) : la mère infanticide s’exprime dans un langage soutenu, structuré, précis, ampoulé, presque ornemental. Sa parole est aussi puissante qu’opaque : elle ne révèle pas. Extraordinairement, son éloquence n’éclaircit pas son crime et ne réalise pas l’élucidation verbale de l’infanticide. Le mystère reste entier : Laurence Coly demeure une figure insaisissable.