De sa parole généreuse, Sabine Azéma accompagne la sortie de La Place d’une autre d’Aurélia Georges. Elle y incarne, juste après la guerre de 14-18, une riche veuve se prenant d’amitié – quel que soit le secret que cache celle-ci – pour sa jeune lectrice incarnée par Lyna Khoudri. Ce qui donne deux rôles puissants pour deux actrices habitées.
Manteau violet, cheveux coupés au carré, démarche de petit soldat, elle vous rejoint avec enthousiasme pour se lover dans un petit coin d’alcôve d’un hôtel coquet du 6e arrondissement de Paris. C’est là que Sabine Azéma aime donner ses rendez-vous ces temps-ci. Au-dessus du masque FFP2, tandis qu’elle parle, ses yeux noisette sourient, pétillent ou sont traversés d’éclairs vifs. Elle est gouailleuse, gourmande et amoureuse (de la vie). N’était la mélancolie des disparus qui parfois traverse une phrase ou se mue en silence, on jurerait que la joie de vivre, l’espièglerie, la fantaisie de Sabine Azéma sont inaltérables. Elle rit, s’émerveille, vous retourne votre question, transforme la conversation au gré de son humeur joyeuse. Elle s’exclame, fait de grands gestes, tape dans ses mains, ponctue ses phrases d’onomatopées : paf !, pof ! hop ! On jurerait qu’elle arpente la pièce coudes au corps, alors qu’elle est assise face à vous, voyageuse immobile, organisatrice de hasards et de moments uniques ; comédienne, metteuse en scène et magicienne.
Le temps
« J’aime prendre mon temps. Je n’ai jamais pu passer d’un entretien à l’autre, d’un rendez-vous à l’autre, d’un film à l’autre… Ça doit être un plaisir, pas une course. C’est mon caractère. Il y a des acteurs qui peuvent tourner un film le matin, un autre l’après-midi : moi, je ne peux pas ! Si deux projets tombent en même temps, je n’en prends qu’un. Parce que je ne vais pas être bien avec moi, je vais m’en faire, ça va se bousculer, et je ne donnerai pas ce qu’il faut pour le rôle. »
Les lieux
« Je m’installe toujours un peu avant sur un tournage. Repérer les lieux est un plaisir, j’aime savoir où je suis : je vais fureter dans la ville ou aux alentours de l’hôtel où l’équipe est installée. J’adore découvrir des endroits nouveaux. Nous avons tourné La Place d’une autre en Alsace à côté d’Obernai, à environ 35 km de Strasbourg. C’est le cinéma qui m’emmène là, peut-être que je n’y serais jamais allée sinon. Je marche, j’observe, je m’intéresse au lieu et à son histoire. Pourquoi, à Obernai, les maisons sont-elles colorées ? Il y en a des jaunes, des rouges, des bleues : ça dépendait du corps de métier, selon que vous étiez boulanger, serrurier, charpentier… Je tire un fil, je cherche et puis après je lis l’histoire. J’aime comprendre. J’ai toujours fait ça, sur tous les films. C’est même presque ce que je préfère : l’avant ! Quand tout est possible. Quand on se dit qu’on sera la meilleure actrice du monde, qu’on va faire un film magnifique. Après, quand ça devient la réalité, ce n’est pas pareil ; on pense : « j’aurais dû, j’aurais pu ». J’évite d’avoir des regrets, mais le soir, je rejoue ma journée, je change les intonations, je déplace les mèches de cheveux… Mais il faut éviter d’en parler au risque de casser les pieds de tout le monde. »
Lyna et Aurélia
« J’ai aimé travailler avec Lyna Khoudri. Déjà physiquement, il y a un grand contraste entre nous deux, ça me semblait intéressant. Je trouve que c’est une actrice tout à fait étonnante : elle a un mystère, une intériorité, elle dégage quelque chose de poétique, d’intense, de profond. Nous avions une façon d’être sur le plateau qui était très semblable. Nous avons des points communs, nous aimons nous concentrer, nous ne nous dissipons pas. Je l’aime infiniment, elle m’a vraiment fait croire à cet amour/amitié et, dans la vie, je l’aimais comme dans le film. Quant à la metteuse en scène, elle était absolument délicieuse. Elle m’a engagée, et c’était joyeux parce que je voyais qu’elle avait très envie que ce soit moi. Je ne savais pas du tout comment on s’entendrait, mais Aurélia Georges correspondait très bien à mon tempérament. Je le lui ai dit d’ailleurs, et je la remercie encore : parce qu’on a un mode d’emploi, nous les acteurs. Et le talent des metteurs en scène, c’est évidemment ce qu’ils créent dans leur tête et projettent sur l’écran, mais c’est aussi comment ils se comportent avec leur équipe, techniciens et comédiens. Et ils ne sont pas tous doués pour ça. On ne peut pas traiter tous les comédiens de la même façon, c’est de la psychologie. Et Aurélia Georges est très douée pour ça. Elle a tout compris tout de suite. C’est un bonheur de vie : un beau rôle, mais aussi un moment riche que j’ai mis dans ma besace. »
La grâce
« Au début, quand j’ai commencé à tourner avec Alain Resnais sur La vie est un roman, je ne savais pas qu’il ne fallait pas multiplier les prises. J’en réclamais toujours d’autres. J’étais comme ça, je voulais améliorer, et comme on me laissait faire… Je suis du genre à vouloir essayer plein de choses, trouver d’autres idées. Parce que j’essaie de faire en sorte que la grâce arrive. La grâce, on ne la trouve pas tout le temps, mais il y a un instant suspendu où on va l’attraper. Je me souviens du manège de mon enfance aux Champs-Élysées : il fallait attraper le pompon, on ratait, on ratait, puis on tirait et, soudain, c’était gagné. On l’avait ! Pour moi, la grâce c’est ça : si l’on veut qu’elle arrive, il faut renouveler les tentatives. Il y a les scènes où ça peut être pas mal, et même bien. Et puis il y a les scènes… ouahhhh ! Tout à coup, il se passe quelque chose au-delà de ce que vous attendiez. Vous avez surpris les autres et vous vous êtes surpris vous-même. J’adore ces petits moments, c’est pour eux que je fais du cinéma. »
Le personnage
« La préparation est essentielle. Mais c’est plus une rêverie autour du personnage. J’y pense, je me renseigne, je me promène, je flâne, je flaire, je lis des livres qui correspondent. Pour jouer Éléonore de Lengwil, cette femme et veuve un peu rigide et protestante, j’ai acheté plein de livres sur le protestantisme. Se renseigner sur le contexte, trouver les vêtements, c’est une manière d’absorber ce qu’il faut pour y croire. C’est une façon d’être « dans la périphérie » sans étudier mot à mot le texte – même si je l’apprends par ailleurs au rasoir -, sans me demander comment je vais jouer. Non, ça se passe ailleurs. C’est une façon de me nourrir, pour arriver à être le personnage d’Éléonore comme si elle vivait vraiment. »
La Vie et rien d’autre
« Plusieurs personnes m’ont dit, comme vous, qu’elles avaient pensé à La Vie et rien d’autre de Bertrand Tavernier (1989) en voyant La Place d’une autre. Sur le moment, je ne m’en suis pas rendu compte, mais j’y ai pensé ensuite en voyant le film. Ça me donne la chair de poule. Parce que je suis émue d’avoir tourné ce beau film, cette si belle histoire, avec Philippe Noiret et Bertrand Tavernier. Et, alors que j’ai traversé des univers très différents, Tanguy, le retour avec Étienne Chatiliez, Aimer, boire et chanter avec Alain Resnais, que tout à coup Aurélia Georges me choisisse pour m’emmener dans un film en costumes, proposition que je n’avais pas eue depuis fort longtemps. Oh, je suis reconnaissante ! L’histoire est belle et originale. C’est très rare, les amitiés féminines de ce type, avec une différence d’âge importante. Il n’y a rien de sexuel, ce n’est pas non plus maternel, c’est sans possession. C’est donner de l’amour, tout simplement. Moi, ce qui m’intéressait surtout – parce que dans ma vie personnelle, j’ai connu ça et je le connais encore -, c’est d’y mettre ce sentiment unique, désintéressé, gratuit… J’ai eu des amitiés avec des tas de gens, où l’âge ne compte plus, à commencer par Robert Doisneau. J’ai, en ce moment, des amis plus jeunes que moi, on s’est choisis. Dans le film, c’est ça : Éléonore choisit Nélie, j’adore cette histoire d’échange entre deux femmes que tout oppose. »
Styles
« Chacun a son style en tant que comédien, ce n’est pas une question de talent mais de caractère. Mon caractère à moi, au cinéma ou au théâtre, comme dans la vie, c’est d’aller ailleurs, de surprendre. Je joue un certain type de rôles, et paf, j’ai envie de montrer autre chose, un style auquel on ne s’attend pas… Dans La vie est un roman (1983), je joue une jeune fille pure, timide, une espèce d’ange, et après il y a eu Un dimanche à la campagne (1984). Tavernier m’avait vue dans le film d’Alain Resnais, il me donne le scénario, je lis, je sais que c’est pour moi. Parfois, il y a des rôles pour lesquels on hésite. Là, j’étais sûre. Et je croyais être engagée, mais non ! Il a mis un temps sans fin à me choisir. Il me demandait : « Est-ce que tu auras la vivacité ? Tu comprends, il faudrait une actrice comme Danielle Darrieux ! » J’étais embêtée, je me disais que s’il ne voyait pas qu’Irène, c’était moi, je n’allais pas lui faire la danse des sept voiles. Finalement, je suis allée le voir et j’ai dit : « Je ne vais pas faire le film, parce que je ne suis pas Danielle Darrieux, je ne le serai jamais. Je suis Sabine Azéma. C’est terminé. Ce n’est pas moi que vous voulez, au revoir. » Eh bien, j’ai signé mon contrat dans la journée ! Il répétait : « Mais c’est ça, le personnage ! C’est Irène ! » Il faut dire que j’étais véhémente. J’étais en colère pour de vrai, je ne jouais pas la comédie du tout. »
Désirs
« J’aime que les metteurs en scène soient sûrs de leur décision, qu’ils me choisissent sans arrière-pensée, sans demi-mesure. Et pourtant, il m’est arrivé d’en solliciter. J’avais beaucoup aimé La vie est un long fleuve tranquille et j’ai souhaité rencontrer Étienne Chatiliez. J’adorais les rôles que Resnais et Tavernier m’offraient – L’Amour à mort, Mélo, La Vie et rien d’autre – mais j’avais aussi envie de comique, de fantaisie… Le rendez-vous fut charmant, mais ensuite je me suis dit : « Ma pauvre Sabine, mais il ne faut jamais faire ça ! Je suis peut-être l’actrice qu’il aime le moins sur la terre, c’est ridicule. » Je me sentais mal. Et puis le temps a passé, et il y a eu ce coup de téléphone pour me donner le rôle extravagant de Nicole dans Le bonheur est dans le pré (1995)… Et ensuite, il y a eu Tanguy (2001), et encore Tanguy (Tanguy, le retour (2019)) ! À l’instinct, je savais que ça me plairait d’entrer dans son univers ; c’était vraiment différent, ça déroutait un peu les gens, mais j’ai aimé ça. J’ai aussi sollicité Laurent Cantet, mais ça n’a rien donné, et je me suis dit que je ne le ferai plus. C’est au metteur en scène de désirer les comédiens, pas l’inverse. Pour Arnaud et Jean-Marie Larrieu, c’est encore une autre histoire. J’étais dans ma cuisine, je lisais dans Libération un énorme reportage sur le directeur de la photo des frères Larrieu, Christophe Beaucarne. Ça parlait de nature, de montagnes, de lumière, de beaux oiseaux. Mais quel rêve ! Et, immédiatement, j’ai pensé que moi, la petite Parisienne qui suis née près de la Tour Eiffel, ces gars des Pyrénées ne me choisiraient jamais. Je me souviens d’avoir pris le journal et de l’avoir jeté à trois mètres… Eh bien, quelque temps après, les frères Larrieu m’ont téléphoné. Ils n’avaient pas vu mes films, ils m’avaient vue dans une émission à la télévision, qui leur avait donné envie de me rencontrer. C’était moi qu’ils voulaient pour Peindre et faire l’amour (2005)… Et on en a tourné deux autres (Le Voyage aux Pyrénées (2008) et Les Derniers Jours du monde (2009) ; j’ai été très heureuse avec eux : ils m’ont emmenée ailleurs, c’était formidable. »
Alain Resnais
« Resnais aussi m’a emmenée ailleurs, tout le temps. Parce que… (silence) Je ne veux pas parler à sa place, mais Resnais aimait la personne comme elle est, avec toutes les possibilités. C’est merveilleux. Il m’a donné à jouer des rôles si différents. Il m’a tout donné. Il y a plusieurs façons de jouer, et avec Resnais c’était agréable parce qu’il aimait beaucoup ça, il disait : on fait une prise « sobre », une « moyennement sobre » et puis une « déchaînée ». Et ensuite, au montage, on peut mélanger ces prises, ça donne un mouvement différent. Je me souviens que je faisais ça avec les Larrieu, parfois on se disait : « Oh non, là non ! ». Et finalement, au montage, ce sont des scènes qui permettent d’insuffler quelque chose. On travaille tous pour le film et il y a des metteurs en scène qui vous font fleurir, vous épanouissent, vous font aller plus haut que ce que vous espériez. Avec certains, on se dépasse, on est au mieux de ce qu’on pourrait être, et puis d’autres ne prennent pas ce qu’il peut y avoir de beau chez vous. Au départ, quand on est comédien, on pense qu’on est caméléon, qu’on se transforme au gré des rôles et des autres. Mais maintenant, avec le recul, je sais qu’on n’est pas bien partout. Qu’on appartient quand même à certaines familles. Et quand on se demande pourquoi ça a été bien là et pas là, on trouve toujours une petite explication.
J’ai eu cette chance de rencontrer des personnes qui vous aiment comme vous êtes… Ce sont de vrais accords de vie. Resnais et moi, nous étions quand même obligés de signer des contrats avec des producteurs pour gagner notre vie. Mais, avec ou sans contrat, c’était pareil. On inventait des histoires, on partait à l’aventure. Il m’a filmée sur les traces de Lewis Carroll pendant que je faisais mes repérages pour mon petit film, Quand le chat sourit (1997), il était mon opérateur, comme ça, modestement… On s’amusait tout le temps. C’est parce qu’on était bien ensemble que la vie était passionnante. L’autre soir, je regardais les dernières scènes de Mélo à la Cinémathèque lors de la rétrospective Alain Resnais, juste avant de rentrer dans la salle pour le débat. Je me suis vue sur l’écran géant avec mes deux camarades, Pierre Arditi et André Dussollier, et je me suis dit : « On a fait ça. Un jour, on va mourir, mais ce film va rester pendant 100, 200, 500 ans ? » Ça me rend heureuse. C’est un métier qui est beau quand on a de l’admiration pour les gens, pour les metteurs en scène, les partenaires. »
Le trac
« Au cinéma, je n’ai pas le trac. J’ai le frémissement pour ne pas me dire que tout va bien, comme si j’étais dans ma salle de bains. Un petit moteur se met en marche, je suis en concentration totale. Le premier jour d’un tournage, je vais être un peu traqueuse, parce que je ne sais pas si on va s’entendre, si le metteur en scène va être content de ce que je fais. Et on sent tout de suite si c’est le cas ou pas. Si le metteur en scène m’aime, pour le reste du tournage, j’aurai mon petit frémissement. C’est bien, c’est solennel, mais ce n’est pas douloureux comme un vrai trac. Et puis, il y a aussi cette bestiole que j’adore : la caméra ! Je vais la caresser, c’est ma copine. Ce n’est pas un public, c’est la caméra et l’œil de la metteuse en scène ou du metteur en scène. Et je vais jouer avec ma partenaire ou ma partenaire, bien sûr, mais aussi pour cet œil. Si je la contente, c’est délicieux. D’ailleurs, je n’aime pas quand il y a d’autres regards, des visiteurs, des journalistes, sur un plateau. Ça m’intimide, et parfois ça me tétanise. Il faut savoir qu’à 18 ans, dès que j’ouvrais la bouche, j’étais rouge comme un coquelicot. À mes débuts au cinéma, je rougissais, et tout le monde se précipitait : « Elle est rouge, arrêtez ! » Du coup, c’était pire : je devenais violette ! Toujours cette question du mode d’emploi. Et le mode d’emploi, dans ce cas-là, c’est de ne rien dire : ça va s’arrêter tout seul. Et puis Alain Resnais m’a choisie pour ça, parce qu’il m’avait un jour vue rougir en direct sur un écran ! Quand j’ai commencé toute jeune au théâtre, mes parents savaient que s’ils venaient me voir, il ne fallait surtout pas que je le sache, ils ont fait des détours et, pour ne pas me rencontrer en garant la voiture, ils sont venus en autobus. Et on s’est retrouvés dans le même autobus ! Je ne me souviens plus comment ça s’est passé, mais ça a dû être terrible. Tous les soirs, avant qu’ils viennent pour de bon, j’avais des mirages, je les voyais dans la salle, partout ! Avoir le trac, c’est une douleur. Les acteurs sont fragiles, mais c’est peut-être mieux ; si on est en béton armé, il est impossible de vibrer. C’est notre corps, notre cœur, nos émotions. C’est nous, on ne peut pas se détacher de ça… »
Continuer
« Chercher, c’est ce qui me passionne. Je suis tout le temps en train d’inventer un truc, mais ce n’est pas si facile de trouver des personnes qui s’accordent à vous, qui aient le temps et ne demandent pas : « Ce sera de quelle heure à quelle heure ? ». Ça, pour moi, ce n’est pas possible. Je ne juge pas, attention ! Parce que, de moi, on peut dire que je suis un peu dilettante, ou fantasque. Je me suis amusée à filmer Robert Doisneau (pour le court-métrage Bonjour monsieur Doisneau, ou le photographe arrosé (1992) NDLR), à partir sur les traces de Lewis Carroll. Même si ça ne plaît pas, ce n’est pas grave. L’essentiel est de faire, d’organiser, d’inventer. Actuellement, j’écris un scénario de BD. Peut-être que je ne le montrerai jamais à personne si, en relisant, je trouve ça nul. J’ai des projets tout le temps, j’écris, j’envisage, je m’amuse avec des histoires. »
Propos recueillis par Isabelle Danel