One More Jump d’Emanuele Gerosa raconte le double destin d’Abdallah, un athlète professionnel palestinien exilé en Italie et de son ami Jehad, vivant sur la bande de Gaza. Tous deux pratiquent le parkour, cet art acrobatique de franchir tous les obstacles. Sauter pour se sentir libre un instant, dans cette chorégraphie dansante du corps qui échappe, pour quelques secondes, à la pesanteur du monde, à sa violence comme à sa tragédie. Portrait sensible de la condition des jeunes Palestiniens, en état de grâce par leurs gestes esthétiques, le documentaire est aussi un témoignage bouleversant sur la condition du réfugié.
En mai 2015, je découvre sur Youtube une courte vidéo sur le Gaza Parkour Team, qui m’a tellement bluffé que j’ai voulu en savoir plus. Je dois ajouter que je ne connaissais rien de cette discipline, et que ma connaissance de la réalité de la vie des Palestiniens à Gaza ne tenait qu’aux médias occidentaux. J’ai senti que, pour ces hommes, ce parkour était autre chose qu’une discipline sportive : c’est leur élan de liberté, même éphémère. Je contacte immédiatement celui qui gère la chaîne Youtube de Gaza Parkour. Il m’a mis en relation avec Abdallah, qui avait réussi à sortir de la bande de Gaza pour venir vivre dans mon pays, en Italie. J’y ai vu un signe. Je devais rencontrer Abdallah. Je me souviens, au début, il était à la fois méfiant et intrigué par ma demande, car il a souvent été utilisé par les médias pour raconter son histoire et puis vite oublié. Or mon projet n’était pas de faire un reportage, mais de créer avec lui un récit sur une longue durée. Nous avons pu nouer une relation de confiance. Lorsque je suis arrivé à Gaza, je ne connaissais pas encore Jehad ; mon seul contact sur les lieux était Akhman, le responsable de la chaîne Youtube. Et Abdallah n’a jamais mentionné Jehad durant tout le temps de la préparation du film. Lorsque j’ai découvert, sur les lieux, leur forte relation, faite d’amour et de trahison, j’ai compris que je tenais mon film. Le conflit qui les sépare et les relie aussi, une histoire qui concerne une grande majorité des jeunes Palestiniens.
Nous nous étions préparés à filmer Abdallah lors de cette épreuve. La veille et le jour même, toute l’équipe, et surtout moi-même, nous nous demandions tous : « mais que va-t-il se passer pour lui ? ». J’étais partagé entre différentes émotions, j’avais le désir qu’Abdallah réalise enfin son rêve, mais je pressentais aussi qu’il pouvait trébucher, avec toute la pression qu’il avait sur ses épaules depuis tant d’années. Ce rêve l’habitait trop, au risque de l’enfermer et de le faire paraître étranger parmi ces sportifs professionnels. L’enjeu n’était pas de la même nature pour lui que pour les autres sportifs présents. Nous avons attendu un peu avant de le retrouver, il savait que nous le filmions encore alors qu’il sortait du plateau après avoir échoué. C’était un moment intime pour lui que je voulais respecter en refusant de me précipiter pour aller le filmer en gros plan, de manière sensationnelle. Hors caméra, je suis allé le rejoindre, tentant de le réconforter. Il n’était pas brisé, mais conscient de ce réel sur lequel il s’était heurté. Pour lui, le plus important était d’être arrivé à participer à une compétition de cette ampleur. D’une certaine façon, il avait permis à Gaza Parkour Team, et donc à tous ces jeunes qu’il a laissés, d’être présents, malgré tout, à travers lui. Il porte sur lui le poids et la culpabilité d’être parti de Gaza, mais aussi toutes les espérances. En Italie, Abdallah vit en tant que réfugié, il est lui aussi pris dans un réel compliqué.
Faire ce Parkour pour ces jeunes Palestiniens, ce n’est pas seulement du sport, mais un acte concret, au quotidien, une manière de s’élever, même pour quelques minutes. C’est une façon pour eux de continuer à croire à un futur meilleur, croire qu’un jour ils seraient capables de s’échapper de Gaza pour devenir des professionnels. Mais c’est aussi, pour eux, la seule manière, pacifique et universelle, de montrer qu’il sont toujours présents et vivants aux yeux du monde. Ils ne sont pas morts, ils refusent d’être oubliés par tous ceux qui les ont trahis et abandonnés. C’est en allant sur le terrain, en vivant auprès des Palestiniens, que j’ai découvert combien j’étais aveugle en tant qu’Européen, confortablement installé dans mes certitudes. Il ne m’est plus possible, depuis, d’accepter ce qu’une très grande majorité des médias en Italie diffusent comme désinformation, à savoir d’un côté des terroristes et de l’autre un peuple surarmé qui résiste dans les règles. On ne peut pas parler de guerre lorsque, en face d’une des plus puissantes armées au monde, se trouve un peuple désarmé, avec des moyens plus que limités. Il s’agit d’une colonisation armée, qui agit avec une rare violence destructrice, afin d’effacer à long terme tout ce qui relève de la culture et de l’histoire des Palestiniens. Effacer pour se l’approprier, c’est un des fondements du colonialisme. Je vous donne un exemple concret : la gastronomie palestinienne, issue d’une longue tradition, est largement proposée dans le monde entier comme cuisine israélienne !
Entretien réalisé entre Paris et Rome, en visioconférence, et traduit de l’anglais par Nadia Meflah.