De Tout est pardonné (2007) à Un beau matin (2022) en passant par L’Avenir (2016), Maya (2018), Bergman Island (2021), ses huit longs- métrages sont présentés au Festival Premiers Plans d’Angers, où elle officie également en tant que présidente du Jury des longs-métrages européens.
Gracile et fluette, timide et s’excusant presque d’être là, elle explique en préambule « ne pas avoir de discours théorique sur le cinéma ». Mia Hansen-Løve a mieux que ça. Une parole limpide et habitée, jamais poseuse, toujours posée. Elle s’exprime d’une voix douce et sereine, avec délicatesse et précision. Dans ses mots, qu’elle cherche à peine, une passion, une exigence et un regard s’imposent. Comme dans ses films, en somme.
J’ai beaucoup hésité, avant d’accepter. Mais j’ai un attachement au Festival Premiers Plans, où j’étais venue lire le scénario de mon premier long-métrage, Tout est pardonné, en compagnie de François Cluzet en 2005. C’est un souvenir très marquant : ça a été ma première expérience publique de cinéaste, d’une certaine façon. J’ai aussi un attachement à Claude-Éric Poiroux, le directeur du festival, qui a soutenu tous mes premiers films. J’ai donc accepté… avec un peu d’appréhension.
Je crois qu’il faut prendre les prix comme une chance, une aide, mais pas comme une fin en soi… Il faut être vigilant avec soi-même quand on est cinéaste et ne pas trop y accorder d’importance. Donc je prends cette place comme un honneur, mais je ne considère pas non plus que ce soit l’alpha et l’oméga de la carrière d’un réalisateur de recevoir un des prix que je vais décerner. Ce qui est important, c’est que les films soient vus. Et c’est vrai qu’il y a une émotion particulière liée au premier film.
J’ai un souvenir inouï de Tout est pardonné. Un souvenir d’une intensité inégalée. Le lien viscéral, que j’ai avec ce film est unique. La foi, l’émotion, la conviction, la détermination avec lesquelles j’ai envisagé l’écriture, le financement, puis la réalisation : tout cela me porte encore aujourd’hui. Je me souviens de la façon dont j’ai fait corps avec le film, de bout en bout. Je l’ai réalisé comme si c’était mon premier et mon dernier, je me suis identifiée à cette histoire comme si ce que j’y racontais définissait la personne que j’étais… ou que je voulais être. À la fois comme cinéaste et comme femme. Je m’y suis jetée corps et âme. Ce n’est pas qu’après c’était moins fort, mais le premier film, c’est comme le premier amour : la première fois reste la première fois, quoi qu’on fasse. Il y a une émotion à nulle autre pareille, qui est toujours en moi. Et quand je doute – ce qui m’arrive souvent – , ce souvenir me réchauffe énormément, il me donne le la. Il est comme la source à laquelle je reviens puiser quand j’ai peur de m’égarer.
Je ne revois jamais mes films. J’aime rester avec l’idée que je m’en fais, ils sont à l’intérieur de moi. Si j’en vois des images, je ne vais voir que les défauts. Mais il se trouve que j’ai revu Tout est pardonné, car je l’ai étalonné pour la restauration de la copie, grâce au Festival d’Angers justement. J’ai vraiment pris un coup de vieux quand j’ai appris que de mon premier film, réalisé il y a quinze ou seize ans en super 16, il n’existait pas de DCP, seulement des copies 35 mm en train de se détériorer ! Mais, malgré tout ce que je pourrais dire pour critiquer le film plan par plan, ce qui me serait désormais très facile, je veux croire qu’il y a quelque chose qui transcende toutes les fragilités, les défauts. Et cette chose-là, c’est l’élan et la nécessité qui m’ont portée. Je pense que ça survit, ça dépasse même les limites, notamment techniques. Car, quand j’ai réalisé ce film, je n’y connaissais vraiment rien.
Les 400 Coups ! C’est sans doute banal, mais en même temps c’est LE premier film. Je l’ai découvert à l’adolescence. Pour moi, c’est la rencontre avec le cinéma de François Truffaut, mais aussi avec Jean-Pierre Léaud, qui l’incarne à travers Antoine Doinel. C’est le duo qui m’émeut. On est à la fois ému par ce qu’on perçoit de la personne Jean-Pierre Léaud et par leur association, leur amitié. Il y a une innocence, une candeur, une grâce chez Léaud qui demeurent pour moi la plus belle chose qui soit au cinéma. C’est un film tellement vivant. Il n’est ni prétentieux, ni sentencieux. Il est dur, grave, terriblement triste. Et en même temps tellement léger. Oui, ça reste pour moi un des plus beaux premiers films…
Je me mets toujours assez loin de l’écran, mais je n’ai pas de place particulière. Par contre, j’ai un attachement très fort à la salle. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que le cinéma devienne une pratique de canapé. J’avoue que j’ai été, pour diverses raisons ces derniers temps, contrainte à voir beaucoup de films comme ça, mais je le regrette. L’expérience de la salle reste unique. Ça forme un tout pour moi : les films que j’aime énormément et la salle dans laquelle je les ai vus.
Ce n’est pas toujours évident. Je vais essayer d’apprendre de mes erreurs passées dans mes expériences de jury précédentes, à San Sebastian en 2012 ou Göteborg en 2020. J’ai souvent des opinions assez radicales sur les films, ce qui peut avoir comme conséquence de me mettre à dos une partie du jury. À San Sebastian, j’avais haï un film que la plupart des membres du jury, dont la présidente avaient aimé. À mes yeux, ils s’étaient complètement fait avoir, ils étaient tombés dans le panneau du film, qui était dans un registre mélodramatique, et j’étais absolument furieuse. Mais je pense que ma fougue de jeune cinéaste m’a joué des tours.
Il y a beaucoup de choses qui me mettent en colère. J’ai des principes, une certaine éthique du cinéma, et quand j’ai l’impression que les films manipulent les spectateurs, ça m’énerve. Le cinéma produit ça en même temps et c’est super. Heureusement qu’on peut s’engueuler, c’est bien de ne pas être tiède.
Maintenant, je préfère parler de ce que j’aime. Il faut défendre et partager les films qu’on aime, parce que le cinéma d’auteur est en difficulté : des films magnifiques ne sont pas vus. Donc j’ai plutôt tendance, maintenant, à rentrer dans ma coquille quand j’entends des choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord. Je vais moins au conflit. J’essaie de ne pas abîmer des amitiés pour des histoires de désaccord cinématographique !
Godland de Hlynur Pálmason. Je l’ai vu l’été dernier aux Ciné-rencontres de Prades. Le film continue de me hanter. J’ai rencontré Pálmason et c’est quelqu’un qui a une innocence, quand bien même il réalise un film qui peut être considéré comme dur. Il y a quelque chose de lumineux à l’écran, que je retrouve chez lui. La rencontre avec Godland et avec Hlynur Pálmason a été précieuse. Le film m’accompagne, je le trouve à la fois moderne et intemporel comme peu de films savent l’être aujourd’hui. Il n’est ni dans une posture ni dans les modes, il est vraiment dans une quête spirituelle qui me touche infiniment. Je ne dis pas que ma quête est la même, mais en tout cas, je crois, moi aussi, que le cinéma est une quête. Pour moi, elle ne se définit pas de la même façon et s’exprime à travers un autre langage, mais quand je retrouve cette notion, il n’y a rien qui me touche davantage. Le film, esthétiquement, m’a éblouie. Il y a tellement de films dont la photographie peut provoquer l’admiration, mais dans quelque chose de très ostentatoire et sophistiqué, qui, moi, ne me touche pas. La « beauté sidérante » peut être retournée comme un gant, elle peut être vide si elle ne produit rien, si elle n’est habitée par rien. Godland m’a fascinée, parce que la beauté qu’il filme – la beauté du monde, la beauté de l’Islande – est pour moi, dans chaque plan, habitée par cette quête. Et puis, j’aime la façon dont le féminin surgit à un moment où on ne s’y attend pas, et apporte une lumière qu’on ne croyait plus trouver dans un film qui semble uniquement masculin. Je trouve qu’il parvient à ramener le cinéma à sa fonction la plus essentielle. Ça faisait longtemps que je n’avais pas perçu ça avec cette puissance-là. Que le cinéma, c’est fait pour filmer les visages. Ce film m’a bouleversée.
C’est très difficile de parler des films et du cinéma. Et, en ayant moi-même réalisé des films, je continue de le penser. Pour parvenir à saisir ce qui fait vraiment sens, on est dans un champ lexical toujours identique. C’est compliqué d’arriver à mettre le doigt sur la beauté. Parce que c’est un mot galvaudé, qui veut tout et rien dire. Le même plan, exactement, peut être laid ou beau d’un film à l’autre. Je ne crois pas à la beauté absolue des images. Tout tient à leur agencement, à leur rythme. Ce qu’il y a avant et après. C’est ça, la force du cinéma et c’est là toute la difficulté et la subtilité du fait de l’apprécier. Le cinéma est un art du temps. Ce n’est pas un art photographique ; une image n’est pas définitive, elle n’est que mouvement et c’est en comprenant ce mouvement qu’on comprend ce qu’est un film et pourquoi on l’aime ou pas.
J’ai d’abord eu une expérience passive au cinéma ; je voyais les films sans me poser trop de questions, j’aimais ou je n’aimais pas, je ne le formulais pas. Et à un moment, j’ai l’impression d’avoir non pas ouvert, mais réouvert, les yeux… Pas devant un film, mais des centaines de films. C’est la découverte de ce que j’associe, moi, au cinéma moderne : la Nouvelle Vague, les films de Bergman… Et ce qui agit comme un détonateur, c’est le tournage de Fin août, début septembre d’Olivier Assayas. Je ne me suis jamais sentie actrice : j’avais 17 ans, j’étais terrorisée. Mais j’ai vécu cette expérience comme unique, et c’était très fort. J’ai vu ce que c’est de filmer, d’être filmé aussi, comment on travaille sur le rythme d’une scène, comment on saisit la vie et ce qu’on en fait. L’expérience de ce film a changé radicalement mon regard sur le cinéma. J’ai compris le pouvoir de la fiction comme intensification de la vie et comme une manière d’être dans une forme de vérité en la réinventant. J’ai compris tout ce qu’est le cinéma, en fait.
Le processus a encore pris quelques années. Je voulais passer par l’écriture, m’exprimer avec des mots. J’ai écrit des petits textes qui n’étaient pas pour le cinéma, c’était difficile et assez douloureux. Et puis, je me suis mise à écrire des scénarios. À partir de ce moment-là, ça a été une évidence. J’ai réalisé quelques courts-métrages aux tournages très brefs, puis je suis passée au long, sans avoir fait d’école de cinéma. C’était un pari assez audacieux de ma part et aussi de la part d’Humbert Balsan, qui devait produire Tout est pardonné (Il s’est suicidé en février 2005. C’est son personnage qui a inspiré le deuxième long de Mia Hansen Løve, Le Père de mes enfants (2009) NDLR.)
Si il y a bien une chose à laquelle je crois depuis le début, c’est à l’idée d’une œuvre. C’est ce qui m’a donné de la force, qui m’a portée…
Complètement, comme si toute mon œuvre y était. Parce que j’avais peur, parce que j’avais un manque de confiance en moi terrible. J’étais dans le doute et je le suis toujours aujourd’hui. Mais il y a une chose qui ne m’a pas quittée, je crois, c’est le désir très puissant d’être dans une cohérence du point de vue de la sensibilité du cinéma que je défends. Quand je dis ça, je ne pense pas que mon cinéma n’évolue pas ; j’espère même le contraire, parce qu’on vieillit, le temps passe : c’est ce qui fait qu’une œuvre est vivante. Je pense qu’on peut à la fois changer et rester fidèle aux idées fondamentales. Ça prend d’autres formes, ça se réinvente. Je n’ai pas de point de vue sur mes films : comme je vous le disais, je ne les revois pas. Mais j’espère qu’ils passent l’épreuve du temps. Quelle que soit la façon dont ils sont perçus par les autres, quoi qu’ils vaillent, je suis en paix avec eux. Être restée fidèle à mon idée du cinéma depuis le début me permet de garder une confiance à des moments où celle-ci a mille raisons d’être ébranlée. Le contexte est difficile. On a parfois l’impression que le cinéma est un art suranné, un art du passé dont les gens se détournent, surtout le cinéma d’auteur. Parfois, c’est un vertige… Éric Rohmer m’a beaucoup inspirée. Je vois son œuvre comme une grande maison, avec plein de pièces où je peux revenir tout le temps, où j’ai toujours plaisir à circuler. J’essaie de penser les choses de cette façon pour mes films : une grande maison, où il y a une pièce jaune, une pièce verte, une pièce bleue… Et elles se répondent : chaque élément existe pour lui et aussi comme un jeu musical avec les autres et raconte quelque chose. Les films en soi et leur valeur artistique et historique, je ne suis pas la bonne personne pour en juger. Mais, par contre, je sais comment ils dialoguent les uns avec les autres. Ils se parlent et les gens qui les aiment peuvent avoir plaisir à retrouver ce dialogue entre eux. Et moi, ce jeu musical entre mes films m’aide à continuer à me construire en tant que cinéaste.
Par Isabelle Danel
BANDE À PART, partenaire du Festival Premiers Plans, du 21 au 29 janvier 2023.
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https://www.premiersplans.org/festival/horaires.php
Masterclass Mia Hansen Løve, le vendredi 27 janvier
à 10 h 30, Grand Théâtre, Angers. Entrée libre.