Catherine Breillat fait son retour après plus de dix ans d’absence, avec un remake du thriller érotique danois Dronningen (2019) de May el-Toukhy. De la commande initiée par le producteur Saïd Ben Saïd, la cinéaste fait de L’Été dernier une romance en quête de grâce.
Mon œuvre creuse obstinément le même sillon, mais chacun de mes films est différent. Un cinéaste a une écriture cinématographique. J’avais cette signature dès mon premier film. Pour Une vraie jeune fille, je ne connaissais rien au cinéma, mais je croyais tout savoir. J’étais très prétentieuse, alors que je ne savais même pas ce qu’était un raccord ! Je me disais qu’il fallait faire ce film à la manière de l’hyperréalisme américain. Je me suis inspirée des peintres. C’est cadré, c’est signifiant. Avec Tapage nocturne (1979), j’ai essayé de faire du cinéma plus normal. J’ai eu tort parce qu’il me manque dans ce film les très longs plans, devenus ma signature parce que je scrute les émotions. Elles coupent tellement le souffle quand on n’a pas envie de s’arrêter de les regarder, de les filmer.
Oui, parce que je fais du cinéma ultra intimiste. Je disais à Samuel Kircher et Léa Drucker que je voulais être entre eux deux, tout voir, tout ressentir, quasiment faire l’amour avec eux et être emportée dans cette extase. Il faut que le spectateur arrive à comprendre que l’amour physique est absolument magnifique.
L’Été dernier est un film de commande qui m’a été proposé par le producteur Saïd Ben Saïd. J’ai trouvé le dispositif scénaristique du mensonge magistral. Il est question du déni, au sens de Cocteau : « Je suis un mensonge qui dit toujours la vérité ». C’est un double déni. À la fois je mens, et quand je mens, je dis aussi la vérité. Le spectateur est entraîné dans le vertige de ce mensonge fascinant. Mais le film danois était très cru sexuellement et je ne traite de la crudité que si elle est le sujet. Ce n’était pas le cas ici : je ne voulais pas que la femme soit une prédatrice. Je voulais que l’adolescent soit le prédateur. C’est lui qui la fait basculer, non l’inverse.
Il était totalement abandonné à la caméra. Je n’avais jamais vu quelqu’un d’aussi offert : cette jeunesse, cette incandescence. Il avait 17 ans, la grâce, la poésie, la naïveté et l’exaltation insensées de son âge. Comme il n’avait jamais tourné, il n’y avait rien que l’abandon et la confiance absolue. Pour la première scène d’amour, le matin il passait le bac, l’après-midi il tournait. Il avait forcément très peur et Léa Drucker aussi, parce qu’il est très jeune. Pareil pour moi, car il faut s’en sortir par le haut, éviter que ce soit trivial, vulgaire, de la chair étalée, pour atteindre une transcendance. Comment arriver à une émotion qui vous laisse muet ? Chaque film est un premier film et j’ai peur, mais quand j’arrive au moment où il faut faire, je n’ai plus peur parce que j’ai mon langage cinématographique. Alors même que techniquement je suis nulle, j’ai des techniciens pour me suppléer. J’ai besoin d’être graphique, émotive. Sur le plateau, je ne suis même plus infirme, je chorégraphie tout. Des fois, il faut venir me chercher, car je me mets dans une position où je vais tomber. Les mouvements doivent être dans un sentiment, et en même temps, il faut penser à ce que va voir la caméra.
Je ne suis pas sulfureuse, je suis subversive. La preuve, j’ai écrit L’Homme facile quand j’avais 17 ans. J’étais vierge, c’est un roman très naïf, qui a la violence et les excès de l’adolescence. Mais il outrageait la société. Il a été interdit aux moins de 18 ans. J’étais jeune fille, mais je l’ai écrit avec fièvre. J’avais lu Lautréamont, à 12 ans, et j’ai encore besoin aujourd’hui de le relire. Il reste mon maître absolu. Il a une manière de se servir du français avec des mélopées et des métaphores, terribles, violentes, et romantiques en même temps. Du romantisme noir et du désespoir romantique. Je suis ultra romantique et les gens ne l’ont pas deviné. Être romantique, c’est être emporté. Oui, on ne parle pas de moi comme il faut. Je n’ai jamais fait de film érotique. Je hais l’érotisme, je ne sais pas ce que c’est, sinon que c’est une notion masculine.
Je filme plutôt l’infilmé. L’infilmé renvoie à des interdits, dont je n’admets pas qu’ils défigurent ce que l’on fait avec grâce, la disgrâce qui frappe la manière dont les humains s’accouplent. La sexualité existe parce que nous sommes des mammifères exceptionnels. La survie de l’espèce humaine passe par le sexe, le plaisir et le désir. On jette un opprobre avec des remugles rances de pornographie, qui nous abaisse abominablement, nous donne un sentiment de honte. Le cinéma a laissé le porno s’en arroger la représentation. Mais nous ne sommes pas comme nous montrent les films pornos. On touche à quelque chose de magnifique quand on fait l’amour. On le sait.
Dans les scènes d’amour du film, il y en a quatre, c’est l’âme qui m’intéresse. Je la filme sur les visages. C’est ce que j’appelle un visage nu. La nudité du visage est bien plus intime que la nudité tout court.
Oui, car il faut un abandon. Des choses d’une intimité incroyable. Et c’est beaucoup plus compliqué pour les acteurs.
Je l’ai inventée pendant la nuit parce que je ne savais pas comment faire. La chambre était beaucoup trop petite pour filmer la scène de face. Je ne pouvais pas éclairer Léa Drucker, elle allait être affreuse. Il aurait été dommage, pour une première scène d’amour, de ne pas l’embellir. Donc j’ai imaginé de le faire par derrière et en très gros plans. Un choix radical.
Je ne filme pas un scénario et rien n’est absolument inscrit sur un story-board. Je filme dans une angoisse incoercible. Je filme ce que je n’imaginais pas. Pour L’Été dernier, je dormais sur le lieu du tournage, que j’avais décoré. Ma chambre était à mon goût, je profitais d’un grand jardin, et cela m’évitait des heures de déplacement et de la fatigue. En dormant sur place, j’avais tout mon temps pour penser aux scènes. Je me suis relevée plusieurs fois dans la nuit pour penser des scènes. Comme j’avais du mal à dormir, je réfléchissais, j’envoyais des mails dans la nuit, tout en me disant « je vais craquer », parce que je suis quand même en très mauvais état physique.
Le cinéma me met dans un état de grâce. J’ai décidé de faire du cinéma quand j’étais petite, quand j’ai vu La Nuit des forains (1953) d‘Ingmar Bergman, alors que j’habitais à Niort, dans les Deux-Sèvres, et que je détestais l’oppression et l’oppressivité de cette ville. Pour une petite fille de 12 ans, cela a été une révélation. L’autre film qui a beaucoup compté pour moi était Viridiana (1961) de Luis Buñuel.
Mais je ne filme que le trouble et le désir : c’est le motif de notre vie. Je filme le désir des femmes, mais aussi le désir des hommes, qui n’est pas coupable non plus. Je ne suis pas assistante sociale, je suis cinéaste. Je ne veux pas montrer le bon exemple, mais la vérité, et la vérité est toujours belle. Je détesterais des gens qui ne sont qu’infaillibles et ne commettent aucune faute et n’éprouvent aucun trouble. Je cite souvent la fable d’Italo Calvino, Le Vicomte pourfendu, très intéressante au regard de la doxa actuelle où les cinéastes sont sommés de n’être que dans le politiquement correct, à l’inverse de la vie. Le vicomte est un seigneur abominable, méchant, injuste, qui martyrise ses sujets. Quand il part en croisade, il est coupé en deux. Seule la bonne moitié revient. Ses sujets découvrent un seigneur qui n’est que bonté. Ils savourent ce bonheur d’avoir un seigneur si magnifique. Mais insidieusement, ils se mettent à souhaiter que la mauvaise moitié revienne, parce que c’est odieux, la sainteté. La mauvaise partie revient, et au moins, ils peuvent le haïr. Nous sommes humains, donc faibles. Ne pas être des saints ne fait pas de nous des monstres.
Propos recueillis par Jo Fishley
À voir : Rétrospective Catherine Breillat, à la Cinémathèque Française, du 11 au 24 septembre 2023. Rétrospective Catherine Breillat – La Cinémathèque française (cinematheque.fr)
À lire : « Je ne crois qu’en moi »: entretien avec Murielle Joudet, éditions Capricci, 176 pages, 17 euros